Gérer les cinq sens des personnages n’est pas une chose aisée. Entre la description minutieuse, les blancs laissés volontairement pour aider les joueurs à imaginer le décor et les détails imperceptibles, les sens sont sans aucun doute l’un des traits les plus mal maîtrisés en jeu. Nous allons parler ici de mécaniques de perception dans les systèmes de jeux de rôle et essentiellement de ce point technique.
Entre les jets de perception de certains systèmes, les décompositions des différents sens ou simplement la gestion au doigt mouillé d’autres, y a-t-il de bonnes pratiques à utiliser ?
Les sens d’un personnage : le meneur ou le joueur ?
La principale question sur les sens, qui a autorité sur la question ? Est-ce le meneur ? Le joueur ? Le hasard ? Dans la grande majorité des jeux qui posent la question des sens dans le système, l’autorité sur les sens, n’est ni chez le joueur, ni chez le meneur, mais entre les mains du hasard.
Les sens, au hasard !
L’étendard de ce point de vue plus qu’étrange est le jet de Trouver un objet caché de l’Appel de Cthulhu. Cette compétence est la compétence essentielle de tout investigateur qui se respecte. On attend toujours avec la V7, mais peut-être sera-t-elle incluse dans la V8, la compétence résoudre une enquête, et trouver une piste, histoire de résoudre toute l’aventure à trois jets de dés. Ne nourrissons pas plus le troll, voici la description claire de cette compétence dans les règles de la quatrième édition (ma référence en matière d’improbabilité ludique, mon premier jeu qui finalement m’a finalement fait découvrir tout de suite le freeform-rpg).
Trouver objet caché : cette compétence permet à son utilisateur de repérer un passage secret, un compartiment caché, une voiture camouflée, des personnes embusquées, ou toute autre chose du même ordre.
La cinquième édition ira ajouter quelques compléments à cette description.
Trouver objet caché : cette compétence permet de repérer un passage secret, un compartiment caché, un indice, une voiture camouflée, des personnes embusquées ou tout autre chose du même ordre. C’est une des compétences les plus importantes du jeu.
Au-delà, je ne peux vérifier, j’ai décroché Cthulhu à la V5.5 !
Bref, revenons à notre compétence TOC. Dans les 300 pages de règles, aucune mention n’apparait sur la gestion des sens des personnages, tellement la notion est évidente et univoque. C’est justement ce point qui pousse finalement à prendre ses distances avec les règles.
La compétence commence à 25%, un personnage « de base » qui n’est pas plus vigilant que ça, va donc avoir une chance sur quatre de trouver l’indice caché dans la pièce… Mais, en combien de temps ? Comment ? Et s’il rate, pourra-t-il retrouver ensuite l’indice ? Combien de PJ peuvent chercher cet indice en même temps ?
Quand le hasard ne fait pas bien les choses…
Allez, résumons rapidement la situation classique :
- Les personnages entrent dans le bureau de l’Oncle Emile disparu dans des circonstances étranges ;
- Le premier joueur dit « je lance un TOC pour trouver un indice » et rate son jet
- Les autres joueurs répondent « moi aussi, moi aussi ! »
- L’un d’eux dit « j’ai réussi, qu’est-ce que je trouve ? »
- Et le gardien des arcances répond fièrement « l’un des tiroirs du bureau contient un double fond, tu trouve l’aide de jeu n°5 que voilà » et remet aux joueurs le fac-simile d’une lettre de l’Oncle Emile.
Bon, et quand tout le monde rate ? Dommage, ils n’auront jamais l’aide de jeu n°5 qui permet de trouver la piste de l’aide de jeu n°6, qui donne un indice sur dans quelle pièce a été déposée l’aide de jeu n°7… et ainsi de suite, jusqu’à la fin de l’aventure… Bon franchement, comment vous gérez ça vous ? Ils trouvent quand même non ? Ou vous leur accordez un bonus ? Ou ils peuvent relancer ?
Alors, la question qui tue : pourquoi faire jeter les dés ?
La description du meneur : les cinq sens des personnages
Les joueurs ne vont pas découvrir l’univers de jeux au travers des yeux de leurs personnages, mais au travers des mots du meneur de jeu. Les descriptions des lieux, des situations, des décors, des personnages rencontrés permettent de se représenter le monde autour du personnage. Les sens des personnages sont donc généralement gérés par le meneur.
Mais toute la question repose alors sur, quel niveau de détail doit être annoncé ? Le meneur doit-il alors décrire tout dans les moindres détails ? Doit-il aussi donner tous les détails de la même façon à tous ses joueurs ?
Dans la situation précédente, le meneur peut simplement décrire aux personnages qu’ils sont dans le bureau de l’Oncle Emile, décrire les bibliothèques, les livres qui s’y trouvent, les deux fauteuils dont l’assise de l’un est plus usée que l’autre (un détail, qui pourrait avoir de l’importance ou donner une piste), le bureau avec ses trois tiroirs, tous pleins de babioles indéfinissables, mais l’un semblerait moins profond que les autres (et hop, un autre détail).
Ou bien, laissez faire les joueurs…
Les descriptions longues et recherchées peuvent souvent limiter l’imagination des joueurs et rendre la partie moins interactive pendant que le meneur décrit chaque reflet du soleil sur la mare aux canards qui se trouve devant les escaliers du manoir de l’Oncle Emile (ouf, on arrive à la fin !).
En ne donnant que quelques éléments sommaires, les joueurs vont pouvoir s’imaginer le reste du décor, et pourquoi pas, compléter eux même certaines zones d’ombre du tableau (attention, pensez au défibrillateur pour les sentorettesTM et ® Croc). Les joueurs vont s’imaginer la scène à partir des bribes que vous commencez à tisser, et sans doute intervenir en posant des questions pour confirmer ou infirmer un détail qu’ils s’attendent à voir dans le décor devant eux.
Pour revenir au bureau de l’Oncle Emile, un joueur pourrait dire qu’il recherche dans les tiroirs du bureau à la recherche d’un double fond… et bingo ! Il trouve sans jet de dés l’aide de jeu n°5.
Une question de temps
Trouver un indice n’est pas seulement lié à la chance de tomber dessus, mais au temps qu’il sera possible de consacrer à sa recherche. Ainsi, si les personnages ont le temps nécessaire, inutile de jouer au chat et à la souris avec eux, ils trouveront tout ce qui peut être intéressant dans le bureau de l’Oncle Emile.
On n’a pas parlé de cinq sens ? Parce qu’à part la vue…
La majorité des descriptions ne prennent en compte que la vue des personnages, mais n’oubliez pas non plus qu’ils entendent et qu’ils sentent. Ces deux autres sens sont généralement moins traités que le premier… A titre d’exemple, Cthulhu ne connait que deux sens : la vue avec Trouver un objet caché et l’ouïe avec écouter qui commencent toutes deux à 25% de chance de réussite.
Les sons peuvent porter beaucoup d’informations et d’indices, un poursuivant discret qui au mauvais moment fait craquer une branche sous ses pieds peut donner l’alerte aux personnages les plus vigilants. L’odorat peut révéler aussi la présence d’une créature particulière : l’odeur de chaire putride et de tombe d’un zombie qui traîne dans le couloir d’un laboratoire abandonné… pourquoi simplement ne donner que l’information visuelle quand l’information olfactive peut porter tout autant de dégout et d’horreur ?
Rêves de Dragons est l’un des rares jeux à détailler les cinq sens dans ses caractéristiques… Effectivement, le toucher et le goût sont deux sens plus difficiles à mettre en place dans une description. Généralement le premier contact avec l’environnement du personnage sera visuel, et il aura rarement l’occasion de toucher ou de goûter son environnement.
Toutefois, certains jeux mettant en scène des personnages non-humains peuvent laisser la place à d’autres sens ou des sens rarement exploités… Jouez un peu des chats dans L’Appel de Chathulhu et vous trouverez une utilité à tous les autres sens !
L’enjeu ludique derrière un test de perception
Donc, au final, tout n’est qu’une question d’enjeu sur une situation où les sens des personnages vont devoir être mobilisés.
Qu’est-ce qu’un enjeu ? Je vais me répéter, c’est « le truc qui fait qu’il va être vraiment utile de savoir si le personnage peut le faire ou pas ». Plus sérieusement, un enjeu représente une situation dont l’issue est, d’une part incertaine et d’autre part sera chargée de conséquences sur la suite de l’histoire. Personne ne peut remettre en cause que derrière un affrontement, il y a un enjeu : si le personnage risque sa vie, l’histoire peut être terminée pour lui.
Déterminer s’il y a un enjeu
Les deux conditions, à savoir conséquences et incertitude, doivent être réunies pour dire que dans une situation donnée, il y a un enjeu ou pas. S’il n’y a pas d’enjeu… pourquoi jeter les dés ? Il faut donc se demander si, pour un détail particulier que les personnages pourraient observer, il peut y avoir une issue incertaine et quelles sont les conséquences sur l’histoire.
Pour trouver ce qui est incertain et a des conséquences, le plus simple est de repérer si un test n’a pas de conséquences ou qu’il est certain de sa réussite (ou son échec) : repérer un détail dans le noir (certitude sur l’échec), chercher un indice important pour l’aventure (certitude sur la réussite), trouver une plante médicinale là où elle devrait pousser (pas de conséquences et certitude de réussite).
Perception instinctive
Autre point, l’instinct. Alors que pour la recherche évidente d’une preuve, d’un indice ou encore la fouille d’un lieu, le temps et la méthode feront que le personnage pourra trouver quelque chose, les image ou les sons fugaces ne peuvent être captés qu’à un moment limité. Le personnage regardait-il en direction de la porte et voit l’ombre de la goule de l’Oncle Emile arriver pendant qu’il fouille le bureau ? Toute perception « instinctive » doit être résolue par un jet de dé, dans tous les cas, il y a un enjeu.
S’il y a un enjeu, le test de perception aura un intérêt… mais faut-il quand même pour autant jeter les dés ?
Et si nous gérions les sens à la sauce OSR ?
Si vous ne connaissez pas cet acronyme, sachez simplement que OSR signifie « Old School Revival », c’est une mouvance rôlistique qui vise à retrouver la façon « pure » de jouer aux premiers jeux de rôle. Alors, je ne vais pas faire une analyse complète de « est-ce justifié ou pas ? » et « est-ce qu’on jouait réellement comme ça avant ? », nous allons nous concentrer sur un exemple du Quick Primer de Matthew J. Finch qui est, en quelque sorte, un texte fondateur du mouvement OSR.
L’exemple donné est la mise en confrontation des aventuriers avec un piège à fosse dans le tunnel d’un donjon. Le document propose à la fois une approche « rôliste moderne » (pas si moderne que ça, plutôt BRPesque/Cthulhuesque) et une approche « rôliste old-school » (plutôt moderne à mon goût, je n’ai jamais rencontré de vieux rôlistes qui faisaient ça !).
Donc, les personnages sont dans un tunnel, potentiellement piégé. Le meneur sait, parce qu’il l’a prévu dans son scénario, que le tunnel est piégé avec un piège à fosse, une bête trappe qui va s’ouvrir et qui va faire tomber les PJ dans une oubliette bien crasse.
Côté « rôliste moderne », ce n’est pas l’intention d’action du joueur qui va déclencher l’action, mais son choix d’utilisation des capacités de son personnage. Ainsi, il tente de « trouver un piège » en testant sa compétence de « détection ». Si le test réussit, alors le piège est trouvé. Le jet de dés supplante la réflexion autour de comment je peux trouver un piège ici. Dans le jeu de rôle Doctor Who RPG, ce genre de prise de décision est appelée du Roll-Play.
Côté « rôliste old-school », il n’y a pas de compétences de perception. Bon, oui, l’old-school remonte à avant D&D boîte rouge et son voleur avec sa compétence « détecter les pièges » ou les nains avec leur « trouver un passage secret ou un bidule qui bascule ou coulisse ». On parle ici de l’old-school que seule une petite poignée de rôlistes américains ont connu en fait. Trêve de trolls, comment gérer la situation sans compétence de perception ? Certains diront « au doigt mouillé », et bien pas du tout, ceci peut se gérer de la façon la plus scientifique qui soit : en proposant une méthode pour trouver un piège. Pourquoi les personnages étaient toujours équipés de longs bâtons ? Pour tester les dalles devant eux et voir ce qu’il se passe. Dans l’exemple du Quick Primer le joueur décide que son personnage va faire couler de l’eau au sol et observer si par endroits, elle s’écoule anormalement. L’écoulement anormal révélera alors la présence d’une trappe au sol !
L’approche OSR est donc très intéressante, car elle apporte un schéma de prise de décision utilisable pour la perception. Pour résumer : mettez vos joueurs en situation et laissez-les faire des propositions, à partir de celles-ci, validez ou invalidez la découverte d’un élément clé. Dans Doctor Who, cette prise de décision est simplement appelée Role-Play.
Pour la fouille du bureau de l’Oncle Emile, laissez-les par exemple proposer de regarder les livres, trouver un livre qui pourrait déclencher un mécanisme, s’installer sur le fauteuil usé, chercher les doubles fonds des tiroirs… et hop, ils ont trouvé l’aide de jeu n°5.
Et à la sauce Powered by the Apocalypse ?
Tenter de résoudre une situation sauce OSR demande d’avoir une idée précise de la situation et des indices pouvant être trouvé, où, comment, quand… Les PbtA, dont j’ai déjà parlé tantôt, utilisent une autre approche pour la perception en utilisant l’autorité du joueur pour décrire et prendre la décision de ce qu’il trouve et comment. Alors, oui, le meneur aura toujours le dernier mot, mais le cadre environnant sera non pas mis en place par vous, mais par le joueur.
En gros, une réussite, le joueur trouve quelque chose, OUI. Mais laissez le joueur décrire comment il trouve l’objet et où. Dans le cas du bureau de l’oncle Emile, pourquoi ça ne serait pas un objet caché dans un faux livre dans la bibliothèque ? Laissez les propositions des joueurs venir.
Donc, comme les antibiotiques, c’est pas systématique !
Alors quelle méthodologie prendre ? Aucune n’est meilleure que l’autre, toutes ont leurs limites. Le tout est d’utiliser la plus appropriée à une situation et un joueur. Si la description de l’action est suffisante pour déclarer que le personnage trouve ou repère un élément, oubliez le jet, si par contre, le hasard entre en ligne de compte, le jet devient essentiel.
Evitez surtout les moments où les personnages ne voient rien : si vous demandez à un joueur un jet de perception, oubliez-les « tu ne vois rien », rien que le fait de demander le jet met généralement la puce à l’oreille et le joueur tiendra compte de cette demande et du fait qu’il a échoué : le personnage ne sait pas ce qu’il se passe, mais le joueur a conscience qu’il y a un truc qui se passe et que son personnage ne sait pas, il agira en connaissance de cause.
Les jets cachés sont grandement inutiles puisque généralement les meneurs ignorent leurs résultats ! Alors à quoi bon le faire ? La perception est avant tout une question de description, à vous d’être le plus loquace possible et soyez capable de cacher des indices visuels, olfactifs ou auditifs dans le décor. Pour conclure, je reprendrais une citation du Quick Primer : « Ruling, not rules », soit « Décidez plutôt que de vous fier aux règles ».
- Le Quick Primer de Matthew J. Finch : http://www.lulu.com/items/volume_63/3019000/3019374/1/print/3019374.pdf
- Un article ici même sur les PbtA
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