Ah, c’est un couple de légendes que voici. Les rapports entre la pitance et le jeu de rôle ont toujours été solides et se portent bien. On parlera ici tout autant du rapport entre la nourriture et les rôlistes et que de la place qu’elle occupe au sein même de l’univers des jeux.
Le tandem rôliste et nourriture : la nourriture don
La bonne franquette apporte son lot de ripailleurs compulsifs (et fiers de l’être) ! On va se le dire sans passer par quatre chemins : le rôliste français aime manger.
Voici un exemple de menu « rolistico-typique » :
Entrée : Création de feuilles de personnage et ouverture des paquets de chips
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Apéritif : Rencontre des personnages et arrivée à la table (de jeu de rôle et du salon) d’Etienne, à la santé duquel on trinque
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Plat principal : Infiltration du réseau d’espions du comte Znorlax, suprême de hamburger-pas-maison à la sauce ketchup-moutarde
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Digestif : Affrontement final contre les xénomorphes, sodas et pâtisseries industrielles
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Dessert : Négociation des points d’expérience, absorption des miettes de chips, fin de verres
On l’aura compris : le rôliste aime généralement manger. Souvent, par l’aspect pratique que cela apporte, son choix se porte sur de la « junk food ». La partie est vue comme un moment de pur plaisir. Cela avec le choix de repas, et par extension d’aliments que l’on n’a pas besoin de prendre le temps de cuisiner, que tout le monde peut apporter sans s’être ruiné. D’où le choix de la « malbouffe ». Ces multiples plats où tout le monde pioche sont presque une mécanique à part entière des tables de joueurs. Le rôliste négocie et échange beaucoup : Bertille n’aime pas prêter ses dés, mais finit par accepter contre un bout de cantal et un parchemin magique.
Ce qu’il y a derrière, c’est le partage et la bonne ambiance d’une table. Les joueurs font connaissance et à travers leurs goûts alimentaires, ils renforcent leur confiance mutuelle. Cet autre joueur aime les cornichons autant que moi, c’est forcément quelqu’un de bien. Partager un repas, faire passer un plat, donner la fin du soda à son voisin (qui n’en a pas eu autant que soi-même) n’est pas simplement de l’ordre du savoir-vivre. C’est ce qui va participer à instaurer l’ambiance de la table, à dynamiser la mécanique de groupe. Et si le cuisiné maison est a priori plutôt rare aux tables de jeux de rôle, je peux vous assurer que tout le groupe sera certainement touché si vous lui préparez un gâteau pour la partie. Et ne parlons même pas du repas d’auberge authentique ! La nourriture à la table de jeu de rôles est un don, une manifestation de l’envie d’être ensemble sans laquelle aucune table ne s’inscrira dans la durée.
La nourriture dans les univers de jeu de rôle
« Ce n’est pas tout ça, mais qu’est-ce qu’on mange ? ». La remarque s’applique aussi à l’univers de jeu de rôle dans lequel la partie se déroule. Pour des informations sur les tables en jeu de rôles médiévaux fantastiques, voir l’article La table médiévale.
Ce que l’on peut manger dans un univers en dit long sur ce dernier. Dans un univers rongé par une forte pollution environnementale, il va sans dire que se nourrir par la chasse et cueillette semble contre-indiqué, à part en traitant les aliments de façon spécifique avant de les consommer. Et si elles sont elles-mêmes malades, la chair des créatures séculaires peut empoisonner les malheureux qui la consomment.
La nourriture poison
Quel que soit l’univers, si l’on parle de nourriture, on parle aussi de danger potentiel. Qui n’a jamais entendu parler d’aliments nuisibles, voire mortels si consommés tels quels ? Sans avoir besoin d’aller loin pour en trouver des illustrations, pensons aux champignons. Un paradoxe se dessine autour de la nourriture : censée nous permettre de survivre, elle peut aussi tuer. Il existe au Japon un poisson que seuls les cuisiniers les plus doués (et téméraires) apprennent à préparer. C’est un petit poisson que vous avez peut-être vu dans un documentaire, j’ai nommé le fugu ! Lors de sa préparation, extrêmement délicate, une crevaison de ses poches à venin peut empoisonner sa viande et ses consommateurs. Cela rend sa consommation à la fois extrêmement risquée et prisée.
On en mangerait, non ? Passez devant.
Cette anecdote est doublement instructive. Sur le Japon, dans un premier temps, qui est par excellence une terre de contradictions…et plus largement sur la nature humaine : malgré son instinct de survie, l’être humain est curieux et aime parfois titiller le risque.
Le poison en général incommode à différents degrés. D’ailleurs, il n’est pas le seul à générer des gênes : le simple fait de trop manger gêne les mouvements et pèse sur l’estomac, même si la nourriture consommée était parfaitement saine. Et dans des jeux de rôle antiques comme Praetoria Prima ou des jeux de rôle d’inspiration médiévale, l’empoisonnement peut guetter. Au-delà du risque d’intoxication et autres accidents alimentaires, il existe des poisons que l’on verse dans les plats. Prenez l’exemple de l’époque médiévale où certains individus portaient des bagues creuses, réceptacles à poison que l’on déversait dans les plats de ses ennemis.
Dis-moi ce que tu manges, et je te dirai qui tu es
Le rapport à la nourriture des habitants d’un univers ou d’une contrée nous en enseigne sur leur peuple. Prenons l’univers de Tolkien, adapté par exemple avec le jeu de rôle L’Anneau Unique et ayant plus indirectement influencé l’imaginaire qui a irradié les parties de jeux de rôles du type médiéval fantastique.
Dans cet univers, les elfes, au mode de vie exigeant, privilégient des repas à la fois nourrissants et pauvres en graisses. Difficile de grimper à un arbre avec du pâté en croûte plein la panse. Ils évitent de chasser et de tuer pour manger, et la consommation de viande n’est pas vraiment dans leurs habitudes. C’est probablement une autre de leurs multiples façons de faire montre de respect envers leurs forêts, dont ils se font gardiens. Difficile d’expliquer au sanglier que l’on va manger que l’on veut le protéger tout en restant crédible !
Voyageurs, les elfes ont aussi inventé le lembas, un biscuit de voyage à la fois incroyablement nourrissant, se conservant admirablement bien dans le temps et aux vertus rassérénantes. Tolkien a vécu la première guerre mondiale, et il aurait peut-être voulu lui-même profiter des mets elfiques. Les elfes mieux que quiconque savent que la mélancolie alourdit les pas du voyageur loin de sa patrie. Tout ceci constitue donc une foule d’informations sur ce peuple qui mange peu, d’une façon presque utilitaire, ce qui peut lui donner un aspect austère et mystérieux.
Quels sont ces êtres étranges qui ne semblent pas captivés comme nous pouvons l’être par la nourriture ? En ce sens, les hobbits, eux, nous rassurent, nous attendrissent de par leur mode de vie assumé de bons vivants et bons mangeurs. Ils adorent manger et rythment même leur mode de vie autour de leurs prises de repas – réguliers et nombreux. Ces derniers sont pour eux source de bien-être, et les rattachent au bonheur tranquille et confortable de leur foyer. Ils ont une conception conviviale de la nourriture et d’ailleurs, la plupart de leurs chansons traitent de ce thème.
On pense souvent que ceux qui se nourrissent beaucoup ont du cœur et ont bon caractère, démontrant généreusement leur joie. Cela rejoint l’image d’Épinal des bons mangeurs. D’ailleurs, jusqu’à assez tard en Europe, et encore aujourd’hui en Inde, un estomac rond est signe de bonne santé : ceux qui ont les moyens de manger à leur faim (voire plus) sont probablement riches. Pourtant, quand les difficultés s’annoncent, les hobbits n’hésitent pas à ajouter des trous à leur ceinture et se révèlent plus vaillants et courageux que bien des Hommes. On les penserait à première vue à la fois pesants, lents et balourds à cause de leur embonpoint. Pourtant, ils sont capables de faire montre d’une incroyable discrétion avec laquelle peu d’êtres de l’univers de Tolkien peuvent rivaliser. Et ce, pas uniquement pour éviter un invité gênant.
Après les mœurs alimentaires retenues des elfes et celles épanouies des hobbits, parlons maintenant de mœurs encore plus étranges à nos yeux : celle des orques. On en sait peu sur ce qu’ils mangent, hormis le fait qu’ils se nourrissent en partie de leurs rapines et n’hésitent pas à manger de tout…et de tous. En cela, les Orques sont comparables à des rats : dangereux, grouillants et nombreux. Ils se nourrissent de tout, sont opportunistes et ravageurs, tel un fléau. Comme ils incendient et rapinent, ils dévorent comme le feu tout sur leur passage. Les orques font penser au mythe des ogres dont nous connaissons certaines inquiétantes gravures de Gustave Doré.
Et je ne vous raconte même pas ce que ça donne quand il fait les gros yeux.
Les Orques sont donc pour Tolkien des prédateurs vils et contre nature : ils ne créent pas, ils détruisent simplement sans se projeter dans l’avenir. Ils volent leur nourriture et par là d’une certaine façon l’identité des autres peuples, peut-être parce que c’est un peuple jeune dont l’identité est instable : les orques auraient été créés à partir d’elfes corrompus. Ils sont donc des copies monstrueuses et grimaçantes et sont l’antithèse des elfes préservateurs et créateurs, en retrait du monde. Les orques, eux, l’avalent et l’engloutissent.
Pour Tolkien on est ce que l’on mange : une nourriture à la fois raffinée et pratique pour les Elfes , une nourriture variée et foisonnante pour les Hobbits adeptes de confort et se révélant au besoin excellents aventuriers, et une nourriture jugée non noble, volée et arrachée partout où elle peut l’être pour les Orques. Trois peuples, trois rapports au monde bien différents.
La nourriture : utilitaire, indispensable et vecteur de survie
Dans notre monde, on peut calculer les apports calorifères et énergétiques de chacun de nos repas. Les boissons énergisantes sont plutôt courantes, notamment pour les sportifs. Mais depuis la nuit des temps, on consomme certains aliments non pas pour leur dimension utilitaire (continuer à faire tourner la machine biologique), mais pour leurs vertus. Pensons aux plantes médicinales qui ornent aujourd’hui nos jardins et pots de fleurs. Et l’huile de foie de morue et ses bienfaits… Sans y avoir goûté, je doute que l’on ait envie d’en boire pour une autre raison que « parce que c’est bon pour c’que t’as ».
Les biscuits militaires, peu goûteux, permettent de « tenir le coup » et se conservent bien. Pour les malades, il existe les transfusions, permettant de nourrir ceux qui ne peuvent pas s’alimenter correctement. Et de nombreux compléments alimentaires se présentent sous forme de gélules. Il est donc probable que dans des univers futuristes basés sur notre monde contemporain, on trouve des pilules nutritives, voire des implants cybernétiques permettant de délivrer régulièrement des nutriments. Ce serait dans la lignée des appareils servant à mesurer les données chiffrées de notre santé (fréquence du pouls, nombre de calories dépensées). On peut imaginer que des données à la fois plus nombreuses et plus précises seront fournies à nos appareils d’assistance médicale : le taux de déshydratation par exemple.
Cela pose la question de notre rapport au corps, auquel la nourriture est intimement liée. L’anorexie, la boulimie sont les manifestations d’un rapport non sain à la nourriture, mais avant tout à soi-même. Ces troubles sont engendrés par une profonde angoisse et sont pour le moment peu représentés dans le jeu de rôles.
La faim, elle aussi, est un renseignement pour créer et interpréter un personnage. Dans un jeu où la nourriture est rare, qu’il soit survivaliste ou non, il faut gérer la sensation de faim. Comment vont y réagir les personnages ? Chacun a sa façon de faire. Certains vont peut-être étouffer la sensation, d’autres vont s’en plaindre. Et, passant de la faim à la famine, le personnage va probablement développer des comportements extrêmes. Car l’on touche ici à la survie. Elle peut motiver à une variété d’adaptations : du simple vol à l’étalage en passant par le meurtre ou bien pousser à enfreindre un tabou encore plus redouté : le cannibalisme. Le thème de la faim et de ses effets, s’il est développé, peut créer des situations intéressantes en termes de roleplay et d’atmosphère. Imaginons un scénario d’horreur-enquête en huis clos dans lequel les personnages-joueurs seraient les seuls rescapés du crash d’un avion de ligne dans un désert aride et inhospitalier (pour ceux qui n’ont pas appris à y vivre, qu’ils soient Touaregs ou Fremen). Le tout loin du monde, dont il serait impossible de sortir. Le soleil ardent et impitoyable ainsi qu’une faim dévorante en toile de fond…et on a une atmosphère à la Alfred Hitchcock.
Un outil d’immersion
Évidemment, ce que l’on mange en tant que joueur peut aider à l’immersion. Par exemple, pourquoi ne pas déguster lors d’un jdr horreur des pâtisseries faites de pâte d’amande imitant des doigts humains ? Par exemple, lors d’une partie du jeu de rôles à ambiance orientale Capharnaüm, nous avons dégusté du couscous et des spécialités marocaines en dessert. En plus de permettre de se donner une contenance pour pouvoir improviser, la nourriture va renforcer l’immersion à la… table. Jouer sur la vaisselle utilisée peut jouer aussi : si en jeu, un repas a lieu chez une duchesse, autant sortir l’argenterie de dimanche. Dans une taverne, vous pouvez au contraire servir des bières dans des chopes en terre cuite, et un brouet rassasiant, mais peu goûteux dans une écuelle de bois. Mettre les petits plats dans les grands pourrait s’avérer payant, surtout lorsqu’il devient évident que le repas et la partie ont été préparés avec cœur.
En conclusion, la nourriture est donc intéressante, non seulement pour elle-même, mais pour son côté unique de lien : lien qu’elle permet d’établir entre les joueurs, entre les joueurs et leurs personnages, mais aussi entre les personnages et le monde dans lequel ils évoluent.