aux Portes de l'Imaginaire jeux de rôle et culture de l'imaginaire
Veronica Mars

Faire jouer… Réaliste

Temps de lecture : 19 minutes

Puisant dans les œuvres de la culture de l’imaginaire, le jeu de rôle garde une grande place pour les univers de fictions proches de la fantasy ou de la science-fiction. Il porte une étiquette indélébile de loisir « pour geek » amateur de Tolkien, Frank Herbert ou de Star Wars. Pourtant, même si ces univers de la pop-culture sont à l’origine de notre loisir, quelques jeux ont exploré d’autres voies. Plus terre à terre et réalistes, ils peuvent être un point d’entrée pour ce loisir à destination de gens rebutés par les mondes imaginaires mais qui pourraient trouver un intérêt dans un jeu plus réaliste qui leur parlerait plus.

« Les rôlistes qui ne sont pas capable d’avoir de l’imagination sans fantastique sont des mous du bulbe. » – Doc Dandy

Le jeu de rôle peut-il exister hors des mondes fantastiques ? L’imaginaire peut-il se passer de fantaisie et la fiction devenir réaliste ? Et si oui, sur quels thématiques ?

Revenons un instant à l’origine du propos, l’idée d’écrire cet article m’est venue suite à une discussion assez houleuse sur un groupe Facebook, de laquelle sont d’ailleurs extraites les petites provocations de Doc Dandy (reproduite avec son accord bien entendu). Le postulat de base était que le jeu réaliste n’existe quasiment pas, preuve que non, puisque les thématiques ne manquent pas ! En fait, seuls les jeux manquent.

Jeux de rôle et culture de l’imaginaire…

Tiens ça fait un bon slogan pour un site ça ! Bah oui, c’est le nôtre ! Nous ne pouvons pas dire le contraire, le jeu de rôle doit beaucoup à la culture de l’imaginaire. La culture de l’imaginaire renvoie effectivement à quelques grandes œuvres de la fantasy comme Le Seigneur des Anneaux ou encore de la science-fiction comme Star Wars. Mais le jeu de rôle n’est pas essentiellement la construction d’un monde imaginaire, mais bel et bien la construction conjointe d’une fiction.

L’imaginaire aux racines du jeu de rôle

Bref, avant même de débattre autour du lien entre la culture de l’imaginaire (je préfère nettement ce terme à « culture geek » qui perd de plus en plus son sens) et nos parties, remontons d’une quarantaine d’années en arrière, au beau milieu des années 70.

Notre loisir a pris essor dans le wargame, le très sérieux jeu de stratégie plein de petits pions, d’hexagones et de règles. Ils proposent de revivre les plus grandes batailles de notre monde avec une précision millimétrique. Entre la stratégie Napoléonienne et ses myriades de petits soldats de plombs en rang d’oignon et les simulations extrême des combats de la seconde guerre mondiale, quelques joueurs arpentent déjà les grandes batailles des mondes imaginaires.

Here I Stand (2006 board game by GMT games) gaming session in progress at CSW Expo 2009 par CSW Expo 2009 staff / CC BY 2.0
Here I Stand (2006 board game by GMT games) gaming session in progress at CSW Expo 2009 par CSW Expo 2009 staff / CC BY 2.0

Le wargame cible effectivement principalement les férus d’histoire militaire et de stratégies, pourtant quelques originaux préféreront y faire s’affronter des armées d’elfes, de nains ou d’orcs tout droit sortis du Seigneur des Anneaux qui, à cette époque, était devenu une œuvre majeure de la contre-culture américaine.

Le jeu de rôle naquit de ces wargames fantastiques et garda longtemps cette marque tolkienniste, que ce soit Dungeons & Dragons (TSR/1974) ou Tunnels & Trolls (Flying Buffalo Inc/1975), avant de s’ouvrir à des thématiques tout aussi empruntes de la culture de l’imaginaire comme la science-fiction avec Metamorphosis Alpha (TSR/1976).

Gangster ! (FGU/1979) sera le premier jeu à s’éloigner de l’imaginaire pour le thème du crime organisé du XXème siècle. Par la suite, les jeux plus réalistes ne seront toujours pas légion, à part quelques jeux militaristes comme Twillight 2000 (GDW/1985) ou le célèbre James Bond 007 (Victory Games/1983) sur la thématique de l’espionnage. Le choix d’un univers de fiction réaliste reste très rare chez les auteurs de jeux de rôle.

Je suis sûr que si je vous demande de citer cinq jeux de rôle qui vous passent par la tête, vous n’en citerez pas un seul qui n’exploite pas un monde imaginaire.

Jouer réaliste, c’est ennuyeux !

Et pourquoi ? Effectivement, si on vous propose de jouer à Experts Comptables RPG ou à Administrateurs Réseau & Télécom Règles Avancées, je pense que vous n’avez pas totalement tort. Donc, voyez plus loin, bien plus loin que le quotidien. Nous n’avons pas besoin de magie, de pouvoirs ni même de vaisseaux spatiaux pour rendre une histoire intéressante et donner des objectifs ludiques aux joueurs.

Si nous transposons à la littérature et au cinéma, si nous restons dans le registre « geek », il existe pourtant un grand nombre de films devenus culte qui ne sont ni dans le registre de la fantasy, ni de la science-fiction ! Vous avez au moins un film de Quentin Tarantino sur vos étagères non ? Dans Reservoir Dogs (1992), il y a-t-il des magiciens ? Et Jackie Brown (1997) manie-t-elle le sabre laser ?

Bref, je n’irais pas jusqu’à dire que les rôlistes amateurs de fantastique sont des crétins, mais le TGCM est devenu l’outil de référence de quelques maîtres de jeu ayant trouvé le confort dans certaine flemme mentale. Et oui, car si vous jouez à un jeu de rôle inspiré de l’œuvre de Tom Clancy, vous auriez bien du mal à poser une barrière magique pour forcer vos joueurs à aller dans la direction prévue ! La magie est assez souvent un outil scénaristique entre les mains du MJ lui permettant de faire prendre fuite au méchant, de fermer une voie aux joueurs ou encore de justifier une incohérence de son histoire.

« Ah l’argument « Vie réelle » ! En fait les rolistes veulent du fantastique parce que leur vraie vie est merdique ! » – Doc Dandy

Au final, ce n’est pas parce qu’on va jouer réaliste que vous devrez jouer un personnage de La vie rêvée des anges[1] (Eric Zonca/1998), non et loin de là. Le jeu de rôle peut permettre bien plus que jouer le quotidien un peu chiant et sans avenir d’une bande de marginaux dans leur squat. Bref, il y a là un univers entier entre la vie de tous les jours et les quêtes héroïques d’un héros de fantasy, mais encore faut-il faire l’effort de s’y intéresser.

Jouer réaliste entre le réel et la réalité

Jouer une fiction réaliste peut sans doute amener un autre public au jeu de rôle. Les adaptations d’univers connus l’ont été en grande partie, mais il reste des personnes qui peuvent être très intéressées par le côté théâtral, stratégique ou ludique du jeu de rôle mais qui n’ont aucun sens de la fantaisie. Pourquoi l’adhésion aux histoires empruntes de surnaturel devrait être un prérequis essentiel pour s’assoir à une table de jeu ?

Le rejet de la culture de l’imaginaire est souvent dû plus à une méconnaissance du genre. Vu uniquement au travers des clichés de quelques œuvres popularisées par le cinéma ou la télévision qui ne rendent pas nécessairement hommage au genre (la série Merlin (BBC/2008) ou encore l’infâme Eragon (Christopher Paolini/2002)… remarque, je préfère cent fois revoir La vie rêvée des anges que resubir une fois de plus Eragon), on retient surtout l’absurde et l’incohérence d’univers destinés à un très jeune public. Pourtant, certaines personnes qui disent ne pas aimer la fantasy et la science-fiction apprécient pourtant 2001 l’odyssée de l’espace, X-Files ou encore Le trône de fer. Etonnant, non ? Peut-être parce que ces trois dernières œuvres sont plus crédibles et réalistes que les précédemment citées.

Finalement, nous pourrions construire les mêmes arguments pour un fan de fantasy face à une fiction « réaliste ». Les clichés d’un cinéma indépendant pompeux arrivent vite en tête, des choses du registre de Tree of life[2]  (Terence Malick/2011) par exemple. Mais réduire toute fiction réaliste à Tree of life est une grossière erreur : c’est l’arbre qui cache la forêt. Vu dans ce sens, vous en pensez quoi alors ?

Variation sur le thème de l’espion

L’absence de fantastique n’induit pas forcément l’absence d’héroïsme, même si celui-ci sera bien entendu limité aux possibilités humaines. Le niveau de réalisme n’est pas forcément le même d’un univers réaliste à l’autre, nous restons dans une fiction, une œuvre de l’imaginaire.

Dans le cas de l’espionnage par exemple, il existe deux grands canons du héros.

James Bond (Ian Fleming)

Si je dis espion, vous répondez ? James Bond bien entendu. Le célèbre agent 007 des services secrets de sa majesté est sans aucun doute la plus populaires des représentations de l’espion. Il est pourtant le plus éloigné de ce qu’est un réel espion moderne, à tel point que le MI-6 a même utilisé 007 comme contre-exemple dans sa dernière campagne de recrutement.

La vision de l’espion dans l’œuvre de Ian Fleming est très héroïque et romancée. Nous sommes plus dans l’imaginaire que dans une analyse géopolitique du monde moderne. Inspirée des tensions entre les deux puissances de la Guerre Froide, son œuvre met l’accent sur les stéréotypes du genre : un « grand méchant » cherchant à détruire le monde, des rebondissements totalement inattendus… Mais surtout, James s’en sortira toujours indemne, dézinguera le méchant et emballera la fille. Plus caricatural, tu meurs, mais n’est-ce pas pour toutes ces raisons que James Bond est et restera l’un des plus grands succès du genre ?

James Bond est-il pour autant le fantasme d’auteur méconnaissant la réalité de l’espionnage ? Sûrement pas ! Durant la seconde guerre mondiale, Ian Fleming était un officier de la Naval Intelligence et ami d’un très réel agent du MI-6, Wilfred Dunderdale qui servit de base pour certains traits de caractères du célèbre agent secret.

Jack Ryan (Tom Clancy)

Analyste de la CIA, Jack Ryan est un personnage récurent des œuvres de Tom Clancy. Incarné plusieurs fois à l’écran par Harrison Ford, Jack Ryan est à l’opposé du super-espion jamesbondien. Jack Ryan, un professeur d’histoire à l’académie navale d’Annapolis, fut contraint de retourner à la vie civile après avoir subi un accident très grave alors qu’il servait dans l’US Marine. Son expertise de l’Union Soviétique poussera la CIA à s’intéresser à lui en tant que consultant-analyse. Il évitera plusieurs conflits nucléaires entre les USA et l’URSS avant de devenir président des Etats-Unis.

Tom Clancy décrit donc un personnage beaucoup plus crédible et réaliste que Ian Flemming. Il est aussi connu pour avoir participé à la création de plusieurs univers de jeux-vidéos : la série Rainbow Six par exemple, ou encore les Splinter Cells. Curieusement, il me semble qu’il n’a jamais été approché pour participer à la création d’un jeu de rôle !

Faut-il donc avoir expérimenté soi-même le sujet de son roman pour être dans le réalisme ? Alors que Ian Fleming a été réellement espion, il a fortement romancé son œuvre, à l’opposé de Tom Clancy qui n’a pourtant jamais fait partie de l’armée de sa vie ! Est-ce donc par regret d’avoir pu entrer dans l’armée que Tom Clancy s’est lancé dans la littérature dans le domaine qu’il affectionne le plus : l’espionnage, le techno-thriller et le thriller politique ?

Le degré de réalisme

Donc, si avec ces deux premiers exemples nous avons mis en lumière que deux fictions réalistes peuvent être plus ou moins éloignées de la réalité, on se rend ainsi compte que c’est cet éloignement qui va être la source de la crédibilité de la fiction. J’appelle cet élément le degré de réalisme.

Assez proche sur la période historique et les personnalités mises en scènes, nous retrouvons le même écart qu’entre James Bond et Jack Ryan sur les séries Les Tudors et Reign, où la première essaie d’être très proche de la réalité historique et l’autre prend de très grandes libertés sur tout !

J’évalue le degré de réalisme sur 4 niveaux.

Niveau 3 : réaliste à fond

A ce niveau, le but est vraiment de simuler une trame historique ou moderne le plus exactement possible. Il faudra s’appliquer à rendre tout l’ensemble de la fiction crédible et proches des événements historiques réels. Ce niveau est réservé aux parties historiques, sur des périodes où l’Histoire du monde va être plus importante que l’histoire des personnages qui vivent le moment présent : par exemple, faire jouer des révolutionnaires pendant la Commune de Paris ou une escouade de combat lors de la Guerre du Viet-Nam. Les joueurs ne seront pas là pour réécrire l’histoire, mais pour vivre ces moments historiques. En reprenant les définitions de la théorie GNS, nous sommes totalement dans la « simulation » historique.

Niveau 2 : le droit à quelques écarts et simplifications

Sans se coller un cadre historique trop rigide, vous vous autorisez à ce stade à faire quelques entorses à l’histoire et à la réalité au besoin. Les actions des personnages-joueurs pourront par exemple justifier des événements historiques, voir, ils pourront même être à l’origine de quelques uchronies. La plupart des jeux modernes vont être sur ce registre, voire éventuellement des jeux historiques mais où l’importance de l’histoire se tournera vers les personnages joueurs et non plus vers le décor. D’un point de vue des règles, la mortalité doit être cohérente avec la situation et même une très bonne réussite ne doit pas permettre la survie d’un personnage exposé à un danger mortel.

Niveau 1 : nous sommes dans un monde réaliste, mais les personnages sont des héros

Nous quittons finalement la réalité historique et la fiction historique pour entrer dans une narration plus hollywoodienne. Nos personnages tiendront plus du héros hollywoodien capable de se tirer de situations inextricables grâce à ses talents hors du commun. Sans être un super-héros, les personnages principaux sont clairement au-dessus du lot des anonymes qui vont peupler l’histoire. A réserver pour des ambiances héroïques et aventureuses, proche d’un Indiana Jones, d’un James Bond ou encore d’un film de capes et d’épée avec Errol Flynn, les personnages seront capables de survivre à des dangers mortels de justesse. Des éléments ludiques seront indispensables pour gérer ces situations presque invraisemblables permettant aux joueurs de reprendre un test en cas d’échec ou encore d’avoir systématiquement le dessus sur les personnages communs.

Niveau 0 : ta gueule, c’est magique

A ce stade, le réalisme n’est plus qu’un prétexte du décor, l’inexplicable trouvera sa raison dans le fantastique ou le surnaturel.

Qu’est-ce qu’un jeu « réaliste » ?

Le jeu de rôle « réaliste » s’appuie sur un décor dénué de tout surnaturel ou d’éléments fantastiques. Tout a une explication logique acceptable dans ce monde. Toutefois, la grande majorité des jeux « réalistes » utilisent notre monde réel comme décor, aussi bien son histoire, que notre époque moderne ou encore son futur très proche à condition d’être plausible. Dans le cas de la science-fiction, un décor post-apocalyptique suivant un hiver nucléaire est une vision plausible du futur, alors qu’une invasion de zombies ne l’est pas.

L’impact sur les règles

Bien entendu, si le décor devient réaliste, il est évident que le système de jeu reflétera lui aussi ce point. Le point faible du jeu réaliste se trouve assez souvent dans son système de jeu, trop compliqué pour rechercher l’exhaustivité et la précision des situations.

MERC 2000A titre d’exemple, les jeux militaristes des années 80 comme Twilight 2000 ou encore Mercenaires (Fléo/1991) disposaient de règles ultra précises et ultra-détaillées, sans pour autant devenir plus réaliste ou crédible qu’un autre système. Ne se détachant que rarement des canons de l’époque, à savoir le Basic Roleplaying Game ou encore D&D, beaucoup vont dans la surenchère du matériel. Ainsi, même pour L’Appel de Cthulhu et son Delta Green (Pagan Publishing/1997), considérés par beaucoup comme une base solide pour faire jouer réaliste en supprimant le mythe et le surnaturel, les auteurs sont parvenus à faire la différence entre les dommages des calibres 5.56mm NATO (2D6), 7mm Mauser (2D6+4) et 7.51mm Magnum (2D8+4). Ajoutez à celà les localisations des dommages et vos joueurs prendront un malin plaisir à s’éclater les points de vie localisés à grands coups de jets de dés. Niveau absurdité : une balle de 5.56 NATO dans la tête d’un personnage endurant pourrait même le laisser en vie ! Mais le joueur, à défaut d’avoir une liste de sorts ou de dons surnaturels, pourra se faire plaisir à comparer la puissance de feu d’un M57 face à une Kalashnikov.

Nous avons eu droit à tout, le must étant un jeu post-apo militaire, Morrow Project (TimeLine/1980) où les dommages étaient calculés selon la puissance de pénétration de la balle dans la chair humaine : le E-Factor. Agrémenté d’un magnifique tableau, vous pourrez déterminer avec exactitude la pénétration de la balle… y compris si le tir ampute le membre. Le E-Factor est issue d’un calcul mathématique très sérieux qui a demandé, à une époque où Internet n’existait pas, de se documenter sur les vitesses initiales des projectiles en sortie de canon et les calibre et d’en établir une formule permettant de déterminer les dommages de l’arme.

Bref, faut-il une table de localisation des dommages détaillée sur le moindre centimètre carré pour qu’un jeu puisse être considéré comme ayant un bon système pour être réaliste ? je ne pense pas.

Les clés d’un système réaliste

Donc, nous sommes bien d’accord : pour jouer réaliste, ne vous attendez pas à prendre Cthulhu et à adapter. En faisant ceci, vous irez aux fraises. A mon sens, plusieurs éléments sont indispensables pour qu’un jeu de rôle puisse proposer un système suffisamment réaliste, et je n’y liste ni la localisation des dommages, ni même la profusion de catalogues d’équipements comme trop l’ont fait.

La gestion du danger

Le danger est un élément presque essentiel du jeu de rôle, ou tout au moins la prise de risque. Dans un jeu réaliste, le danger doit reprendre son importance oubliée par les profusions de points de vie et les outils de sauvegardes proposées par beaucoup de systèmes (super-)héroïques. Prendre un risque impliquant un danger de mort ne doit pas être pris à la légère par le joueur qui doit prendre conscience qu’il joue avec la vie de son personnage. Rester à découvert sous le feu de l’ennemi, sauter d’un train en marche, affronter un duelliste renommé, … toutes ces actions doivent avoir des conséquences grave en cas d’échec, voire, conduire à la perte du personnage.

Pour revenir sur la critique des points de dommages dans Delta Green, le Basic Roleplaying Game est effectivement une aberration totale sur le sujet ! Seule la chance dose le danger d’une scène, puisque la dispersion des scores de dommage d’une arme est telle qu’elle peut très bien ne faire qu’égratigner ou tuer un personnage. A ce compte, les E-Factor fixes des armes de Morrow Project rendent les combats expéditifs, aussi bien pour les PNJ que les PJ… avec quelques points de vie localisés, un tir de M16 avec son E-Factor de 15 laisse n’importe qui pas suffisamment protégé sur le carreau.

Même en réduisant le niveau de réalisme et en faisant jouer des héros hors du commun, un personnage qui trompe la mort sans cesse fini très vite entre quatre planches. Le killer (Chow Yun-Fat dans The Killer de John Woo en 1989) a beau être un tueur à gage hors du commun, il n’empêche qu’il meure en se mettant à découvert lors de la scène finale.

Expérience et évolution du personnage

Autre point de considération réaliste important : l’évolution et la carrière du personnage. La gestion d’un niveau est, à mon sens, un choix à éviter, et c’est sans aucun doute celui qui, pour moi, a plombé le prometteur D20 Modern (Wizards of the Coast/2002). La progression doit être crédible et réaliste : un personnage ne devient pas plus fort et plus endurent d’une aventure à l’autre. Le temps d’apprentissage doit être un facteur de progression primordial pour apprendre un nouveau talent, qu’il soit physique ou mental.

C’est aussi la raison de l’échec des adaptations historiques à Advanced Dungeons & Dragons comme Charlemagne’s Paladins, qui, non content d’introduire du fantastique à toutes les sauces sans un pseudo décor historique et légendaire, termine dans des considérations de niveau pour établir la puissance relative des personnages. Le plus absurde pour jouer réaliste est l’augmentation sans limite des points de vie d’un personnage le rendant invulnérable au bout de quelques aventures à des dangers pourtant mortels… Et oui, à D20 Modern, au niveau 3 après trois ou quatre aventures, le personnage peut sans mal se faire nommer Boris Pare-Balle, comme le célèbre personnage du film Snatch (Guy Ritchie/2000).

Tony – Boris le Hachoir ? Celui qu’on appelle aussi Boris Pare-Balle ?
Avi – Mais pourquoi on l’appel Boris « Pare-Balle » ?
Tony – Mais parce qu’il pare les balles Avi !

Le levier pour gagner de l’expérience doit reposer sur des fondements logiques, plus un personnage use d’une compétence, plus il progressera dedans, affinant son geste et usant de son expérience pour toutes les nouvelles situations. Toutefois, il est rare qu’un jeu propose de progresser de ses échecs, ce qui n’est pas non plus totalement incohérent.

Le réalisme n’est finalement pas dans le détail

Pour finir sur les considérations sur les règles, le détail et l’exhaustivité sont les ennemis du système de jeu. Vous ne parviendrez jamais à créer un système de jeu réaliste, complet, exhaustif et détaillé, donc, autant accepter un certain flou pour gérer les situations. Souvent, le réalisme et la crédibilité d’une scène tiennent plus du bon sens que d’une rigoureuse application d’une règle faisant trop appel au hasard.

Donc, il est souvent préférable de jouer réaliste avec un système de jeu light qui va laisser plus de place au bon sens des joueurs plutôt qu’à un jeu ultra-codifié qui risque à un moment ou un autre de pousser la narration vers un développement incongrue.

Rendre héroïque les personnages

Sans offrir aux personnages des pouvoirs surhumains, le jeu réaliste peut permettre aux joueurs d’interpréter des héros. Encore une fois, la fragilité d’un être humain n’est pas incompatible avec son statut de héros. Que vous essayiez de faire revivre Navy Seals (Lewis Teague/1990) ou Piège en haute mer (Andrew Davis/1993), les personnages restent vulnérables, mais c’est d’une part leur stratégie et leurs talents hors normes qui leur offrent un avantage considérable sur l’adversité, mais aussi leur chance et le faible entraînement de leurs opposants.

Le concept d’anonymes de Feng Shui (Atlas Games/1999) ou de brutes dans 7ème mer (AEG/1999) est une option à envisager pour gérer la masse d’ennemis incapables, incompétents, mais surtout sacrifiable pour rendre les personnages importants héroïques.

Les thématiques réalistes

L’intérêt d’un jeu réaliste c’est que vous allez vous limiter souvent à une seule et unique thématique de jeu. Lorsque vous jouez à Donjons & Dragons, vous pouvez faire ce que vous voulez à condition de rester dans le décorum médiéval-fantastique. Dans le cas d’un jeu réaliste, vous aurez souvent à choisir une thématique centrale : enquête policière, romance, aventure, …

« Les rôlistes sont trop crétins pour pouvoir jouer sans fantastique » – Doc Dandy

Policier

Tristement, le genre policier est sans doute l’un des genres les moins représenté dans le jeu de rôle, alors qu’il est, à mon sens, la thématique réaliste la plus intéressante à jouer. Quelques rares jeux se sont lancés dans l’expérience alors que le cinéma, la littérature ou même les faits-divers sont une source intarissable d’inspiration.

Que l’on place les joueurs d’un côté ou de l’autre de la loi, le jeu policier permet de mettre l’accent sur l’enquête tout en offrant des scènes où l’action ou le roleplay pourront avoir une place de choix.

Niveau de réalisme conseillé

Entre 1 et 3, selon l’ambiance que vous souhaitez mettre en œuvre, 1 si l’action va être un élément important de l’histoire, jusqu’à 3 pour pouvoir faire jouer des enquêtes ultra-réaliste dans des contextes politiques réels.

Les clés

L’important ici est de développer la réalité du milieu policier ou criminel selon le côté choisis. Dans le cas d’une campagne tournant autour d’un gang, il peut être intéressant de faire jouer le tout en bac à sable en permettant aux joueurs de construire leur gang et de gagner en influence sur leur territoire. Côté loi, proposez de faire jouer toute l’enquête, mais aussi sa résolution : l’inculpation, le procès, la recherche de preuves supplémentaires… les sources ne manquent pas encore une fois. New York Police Criminel propose à chaque épisode une structure narrative parfaitement adaptée à ce genre d’ambiance : le but n’est pas de déterminer qui est coupable, mais de faire en sorte qu’il soit inculpé et puni pour son crime, et c’est sur cette seconde phase que tout le réalisme de notre univers, des lois jusqu’à son système judiciaire, va apporter tout l’intérêt au jeu.

Jeu notable

Bubblegumshoe (Evil Hat Production/2016) vous propose de faire jouer des enquêtes avec de jeunes enquêteurs.

Aventure

Nul besoin d’une épée magique et d’un grimoire pour partir à l’aventure ! Notre monde est bien assez riche pour permettre de faire jouer une petite campagne à des explorateurs au début du XXème siècle ou même avant ! Contrés sauvages, grands déserts, … l’aventure peut se trouver n’importe où, en Amazonie, en Antarctique… laissez vos joueurs affronter les dangers d’un lieu inhospitalier et encore inexploré. Pourquoi ne pas leur faire jouer la première mission terrienne sur Mars ?

Niveau de réalisme conseillé

Entre 1 et 3, l’adversité ne vient pas que des ennemis croisés par les personnages-joueurs, mais de tout leur environnement. Tout peut devenir une difficulté à surmonter une source de danger. Vous pouvez aussi basculer facilement du côté Pulp en proposant des histoires plus proches des aventures d’Indiana Jones !

Les clés

Partir à l’aventure, c’est vivre le risque et le danger. La vie des personnages ne tient alors qu’à un fil, ou plutôt à la corde d’un vieux pont au-dessus d’un ravin dans les hauteurs de la Cordillère des Andes. Des dangers communs vont frapper les personnages : la faim, la soif, les conditions climatiques… Bref, pas besoin d’ennemis, et de dangers surnaturels quand l’environnement lui-même peut offrir tout ceci !

Jeu notable

One% (Game Fu/2017) propose de faire jouer un gang de bikers “one-percenter” vivant sur les routes aux commandes de leurs Harleys. Un road-trip proche de l’esprit du film Easy-Rider où les personnages sont des marginaux souhaitant vivre libres et sans aucune contrainte le rêve américain.

Espionnage

Encore un classique du jeu réaliste, l’espionnage est un terrain donnant lieu a d’inombrables possibilités d’aventures. Tout l’intérêt, c’est de pouvoir construire la narration sous forme de mission avec tout le cadre qui sera autour : briefing, préparation, repérage…

Niveau de réalisme conseillé

De 1 à 3, j’en parlais un peu plus haut dans l’article, de James Bond à Jack Ryan !

Les clés

Le contexte géo-politique ici est important et plus il sera crédible, plus l’aventure prendra de sens. L’une des périodes les plus intéressantes à jouer reste pour moi la guerre froide durant les années 70. Pensez à mettre souvent les personnages des joueurs devant des situations de résolution « facile » qui pourraient avoir des conséquences dramatiques sur les relations internationales et la sécurité mondiale. Rien ne serait plus facile que d’éliminer le général après avoir obtenu les informations, mais la subtilité, la discrétion et la diplomatie devront toujours être des voies plus sages de résolution.

Jeu notable

James Bond 007, plus qu’une évidence, James Bond est la référence pour moi du jeu réaliste, tant par son système de jeu que son background. Quelques ajustements proposés dans Pour Votre Information permettent de faire jouer dans un cadre plus réaliste.

Historique

L’Histoire reste le terrain le plus propice au jeu de rôle réaliste, mais ces jeux sont souvent vu d’un œil distant. Loin de l’idée pompeuse et rébarbative qu’on peut s’en faire, les jeux historiques proposent de revivre les grands moments de l’histoire dans ses détails, car des périodes regorgent de possibilités d’aventures !

Niveau de réalisme conseillé

3, plus c’est réaliste et historique, mieux ça sera ! Sinon, allez jouer à D&D !

Les clés

Mettre en scène l’époque, la vie de tous les jours, dépeignez un quotidien loin du confort moderne et des mondes de fantasy. Ici, nous sommes dans le monde réel ! L’histoire regorge d’époque pouvant offrir aux joueurs des heures de jeux, que ce soit le moyen âge réel, ou la renaissance, souvent mal traitée dans le jeu de rôle. Plutôt que de vivre dans un univers fantasmé du 17ème siècle comme celui de 7ème mer, pourquoi ne pas arpenter les rues de Paris aux côtés des mousquetaires de Tréville ou encore participer à la révolte des têtes rondes partisans de Cromwell ?

Jeu notable

Te Deum pour un massacre (Matagot/2005) offre aux joueurs la possibilité d’incarner un personnage vivant à l’époque des guerres de religions en France au 16ème siècle.

Militaire

Beuharg, c’était pas ma guerre ! Le jeu de rôle vient du wargame ? Très tôt, la boucle fût bouclée en proposant des jeux militaristes modernes. Offrant des catalogues d’équipement ultra-détaillés et proposant aux joueurs de créer une section d’assaut ou une bande de mercenaires, le système de jeu vous offre ce que vous vouliez : des tripes et des flingues.

Niveau de réalisme conseillé

0 à 3, les premiers jeux militaristes édités proposaient surtout un décor post-apocalyptique, un « après Guerre Froide » devenu un conflit militaire mondial généralisé. Morrow Projet ou encore Twillight 2000 ont pris ce partie pour proposer aux joueurs un terrain totalement vierge pour jouer.

Les clés

Que les joueurs incarnent des soldats d’une armée officielle ou des mercenaires, l’ambiance va être totalement différente. Dans le premier cas, la stratégie et la tactique seront au cœur de l’aventure, et on s’embêtera avec peu d’éléments extérieur à l’action.

Les mercenaires
La Chaire et Le Sang de Paul Verhoeven, pourquoi un jeu militariste réaliste devrait se dérouler dans un univers moderne ?

La seconde approche est bien plus intéressante à jouer : les personnages font de leurs talents de combattants une source de revenu, il sera donc nécessaire de gérer cet aspect. La logistique, les transports et les ressources deviendront des facteurs vitaux dans le jeu.

Jeu notable

P.U.N.C.H. Unit (Willy Dupont/2015) permet aux joueurs d’incarner une unité de mercenaires. Comme le dit très bien le commentaire sur le GROG : c’est un jeu de barbouses pour faire des barbouseries. Le repérage et la préparation vont être des éléments essentiels pour la réussite de la mission.

Le romantisme

Représentés principalement par les jeux d’Emily Care Boss, connus sous le nom de « Three Quick Games about the Human Heart » dont fait partis le célèbre Breaking the Ice (Black and Green Game/2005), les jeux romantiques ne sont pas légions alors que la thématique est très présente au cinéma.

Jeu notable

Breaking the Ice, à découvrir pour ses concepts assez marginaux : c’est un jeu sans maître de jeu, uniquement pour deux joueurs et proposant de mettre en scène en trois actes différents une rencontre amoureuse correspondants aux trois premiers rendez-vous d’un couple.

Aux portes de la réalité

Jouer réaliste, c’est bien, mais il ne faut pas pas pour autant renier les mondes imaginaires qui ont forgé le jeu de rôle. Toutefois, les craintes des joueurs plus réalistes sont souvent fondées vis-à-vis de genres qui sur-utilisent ces codes. Même un monde imaginaire peut être sensé et crédible à condition d’oublier un peu des surenchères à la magie et au surnaturel. Quelques thématiques peuvent être une première étape vers un jeu de rôle plus fantaisiste.

Low Fantasy

Le low fantasy s’oppose aux codes classiques de la fantasy en dépeignant des mondes imaginaires d’essence fantastique mais où la magie et le surnaturel sont des phénomènes rares et dangereux.

Le Trône de Fer est l’exemple vivant qu’il est possible de réconcilier geeks fans de fantasy avec le commun des mortels, plus terre à terre. Pour quelles raisons ? Pas seulement parce que l’adaptation de HBO est très « adulte », mais surtout parce que le monde dépeint est crédible, voire même aussi crédible que notre histoire. La magie et le surnaturel est présent, mais sans être omniprésent, vu sous forme de vieilles légendes qui refont surface.

Anthropomorphisme

Plutôt que de jouer l’humanité, des univers de jeux de rôle proposent aux joueurs d’incarner des animaux vivant dans une société assez proche de la nôtre.

Les Légendes de la Garde (Archaïa/2008) décrit un monde médiéval sans le moindre élément surnaturel, mis à part que la civilisation a été bâtie par des souris intelligentes. Vivant au milieu des dangers de leur environnement, ce jeu propose finalement des défis tout aussi héroïques qu’un Donjons & Dragons mais transposé à la dimension d’une souris : le combat contre un blaireau devient aussi dantesque et épique qu’un affrontement contre une chimère !

Le serpent
Le serpent – Les légendes de la garde par David Peterson

Anticipation

Sans faire appel à la science-fiction pure et dure, ses vaisseaux spatiaux et ses lasers, l’anticipation propose de couvrir une période très proche de notre monde. Sans même faire appel à un événement surnaturel, le monde peut avoir subi un hiver nucléaire ou une catastrophe écologique à laquelle les quelques rares survivants doivent faire face.

Les futurs post-apocalyptiques et dystopiques sont bien plus présents sur la thématique que les mondes futuristes utopiques. Là-dessus, le cinéma, la littérature et la bande-dessinée sont chargés de références et d’idées.

Le mot de la fin ?

J’espère que cet article vous donnera envie de fermer un peu votre grimoire et de ranger votre épée magique pour profiter le temps d’une partie d’une ambiance plus terre à terre où la solution d’un problème ne se trouvera pas dans une énième faculté surhumaine à acquérir et où le maître de jeu ne pourra pas trouver un recours dans une barrière magique ou masquer l’incohérence de son improvisation par les talents d’un vil et méchant mage.

Jouer réaliste revient à désarmer la table de l’artifice commun du rôliste : le ta gueule, c’est magique !


[1] Désolé, mais pour moi ce film est la pire torture qu’on puisse m’infliger… je haïs, j’exècre, j’abhorre, je méprise, je vomi ce film.

[2] Film qui remplace pour moi aisément une dragée Fuca en cas de constipation.

Crédits photographiques : Kristen Bell dans Veronica Mars © UPN 2004

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