aux Portes de l'Imaginaire jeux de rôle et culture de l'imaginaire

Adapter, c’est créer aussi

Temps de lecture : 6 minutes

Un jeu de rôle, exception faite des systèmes génériques, c’est aussi un univers. Qu’il soit dépeint en quelques lignes, brossé sur deux pages ou décrit avec une profondeur encyclopédique, cet univers définira l’essence et l’ambiance du jeu, et le système donnera les moyens d’arriver à ces fins. Lorsque l’on évoque la création d’un jeu de rôle, on pense aux heures passées à imaginer, concevoir, tester le jeu, aux dessins des contours géographiques, à la sonorité des noms imprononçables, aux listes de divinités ou à l’apparence des races extraterrestres, en veillant bien entendu à se tenir éloigné (mais pas trop) des classiques du genre pour des questions de copyright et de la sacrosainte originalité.

Mais qu’en est-il des adaptations ?

Adapter un univers existant en jeu de rôle n’est pas une mince affaire. Tout d’abord, sauf cas très rares où l’auteur de l’univers lui-même se penche sur le jeu de rôle qui en découlera, rien ne nous appartient et il faut chausser bottes et enfiler gants pour pénétrer à pas de velours dans un décor qui peut aller du carton-pâte à la scénographie complète. Certains univers sont canoniques et la moindre interprétation d’un détail peut créer des schismes d’une portée quasiment religieuse. D’autres sont si ténus et si fragiles qu’il semble presque impossible de ne pas les briser en y touchant. Il semble évident que le jeu de rôle a besoin de malaxer un univers pour se l’approprier. Dans un jeu de rôle, les personnages sont des acteurs indépendants du monde, autonomes dans une certaine mesure, ils ne suivent pas nécessairement les rails prévus par le concepteur du monde. Ils iront voir derrière la porte fermée, le pan de mur cimenté, la montagne infranchissable. Ils iront à la recherche de la civilisation disparue, déterreront les souvenirs enfouis et violeront les limites imposées par l’autorité – qu’elle soit bienveillante ou pas. Contrairement au scénariste de BD, de série ou de cinéma, à l’auteur de romans, au designer de jeux vidéo, l’auteur d’un jeu de rôle doit tenir compte de l’imprévisibilité et s’il n’est jamais tenu à l’exhaustivité, il doit au moins proposer les outils pour y parvenir.

Il serait pompeux de ma part de généraliser mon expérience, aussi ne vais-je à partir de maintenant qu’évoquer ce que j’ai connu pour les besoins de la rédaction de l’Agence Barbare, le jeu d’rôle (éditions Stellamaris).

Au début était le jeu de rôle

L’univers de l’Agence Barbare est né de l’expérience rôliste de ses auteurs, plus ou moins prolongée. Cela se sent à la lecture des bandes dessinées signées Marko (dessin) et Olier (scénario). Les codes de la fantasy ne sont pas nécessairement ceux du jeu de rôle, mais nous savons tous que l’on ne peut évoquer le jeu de rôle sans parler de la fantasy, et inversément. Pour ceux qui ne sauraient pas de quoi je parle, l’Agence Barbare est une série dessinée de quatre tomes, parue chez Bamboo entre 2003 et 2006. On y suit les aventures d’agents barbares, des policiers au service d’une institution de bienfaisance au cœur de la cité médiévale fantastique d’Astaris. La bande dessinée est fournie avec une carte des Quatre Royaumes et développe assez peu l’univers entourant les actes des héros. On sait que la cité est dirigée par un tyran, qu’il y a des ministres, qu’elle est divisée en quartiers, qu’elle est multiraciale et que la magie y est règlementée, exception faite du quartier des magiciens, l’Athanor. L’histoire est sommairement dépeinte par le prisme d’une affaire qui a secoué les Quatre Royaumes et qui a fondé l’Agence Barbare : la Crise du Scorpion. Evidemment, tous les éléments nécessaires à la compréhension de la trame de la bande dessinée, et sans doute un peu plus, sont présents.

Mais pour les besoins d’un jeu de rôle, ce n’est pas suffisant.

Dans un jeu médiéval fantastique, il existe certaines attentes de la part des joueurs. On aime y retrouver un index géographique, une liste de races jouables, un aperçu plus ou moins détaillé des cultes pratiqués… Malgré toutes les réserves d’usage, les joueurs et meneurs compareront, à tort ou à raison, l’univers proposé aux grandes licences existantes que sont les Terres du Milieu, le Vieux Monde, les Royaumes Oubliés et de nombreuses autres. Sans pour autant prôner la surenchère. Il convient donc de répondre aux attentes. Les Quatre Royaumes ne devaient pas faire exception. Bien que des éléments soient fournis dans le récit de la bande dessinée, parfois sous la forme d’une simple citation dans un phylactère, il m’a fallu extrapoler sur tous ces sujets. Là, un personnage jure en citant le nom d’un dieu. Là, on apprend que tel autre a grandi dans un endroit précis ou qu’un animal vit dans telle forêt. Ce sont tous ces éléments qu’il faut compiler, comparer, puis compléter pour leur donner une utilité dans le cadre de la description d’un monde de jeu.

Ma première démarche a donc été de rassembler toutes les informations proposées dans les bandes dessinées : noms de lieux (hiérarchisés en pays, régions, villes, quartiers, lieux-dits), noms de personnalités (membres éminents de l’Agence Barbare, ministres…) et autres éléments de contexte (dieux, bâtiments importants, monstres, notes historiques…). Une fois ces informations réparties en chapitres, il m’a fallu y associer une définition, boucher les trous puis en ajouter pour en faire un tout cohérent.  Un exemple ? La carte mentionne quatre royaumes : Dévonia, Argondia, Myrdia et Félonia. Les noms s’étendent sur des étendues peu définies, principalement montagneuses. Quatre cités y figurent également : Haplouth en Dévonia, Bregel en Argondia, Glapignan, qui semble aussi se situer en Argondia, Astaris en Myrdia, mais aucune en Félonia. Comment expliquer le statut prédominant d’Astaris dans l’histoire et dans la trame ? Comment expliquer que le royaume de Félonia ne semble pas disposer d’une grande cité ? Pourquoi quatre royaumes et quatre villes sur la carte ? Ces dernières sont-elles des capitales ? La carte ne présente pas de frontière claire. Où s’arrête Myrdia ? Où commence Félonia ? Autant de questions auxquelles il faut répondre.

A ce stade, il me semble important de préciser que lorsque j’ai rédigé le corps du texte de l’Agence Barbare, je partais sur le principe d’un jeu de rôle amateur. Je n’étais pas encore en contact avec les ayants droit. Me tourner vers eux pour simplement leur poser des questions m’était donc impossible. J’ai donc imaginé un passé aux Quatre Royaumes, en respectant autant que faire se pouvait l’esprit de la BD : le vieil Astarus et son royaume d’Astaria, sa capitale d’Astaris, les guerres magiques, le statut préférentiel des Quatre Royaumes… J’ai opté pour une singularité politique en Astaris : une capitale pour quatre royaumes, en vestige d’un lointain passé. A chaque ajout d’un nouvel élément, il me fallait m’assurer qu’il ne mettait pas à mal la structure de l’ensemble, n’était pas contredit dans un phylactère ou sur une pancarte en arrière-plan d’une case de la BD. Fort heureusement, on parle de l’Agence Barbare et de ses quatre tomes qui, même s’ils fourmillent de détails sous la mine de Marko, ne sont pas canonisés par des hordes de fans.

Confrontation

Une fois le travail accompli, il m’a semblé assez bon pour le confronter à l’avis des ayants droit. En fouillant sur la toile, j’ai pu mettre la main sur les adresses mail des auteurs et je me suis donc permis de leur adresser un message leur demandant l’autorisation d’aller plus loin avec leur enfant. Marko et Olier m’ont répondu après s’être concertés et m’ont autorisé à disposer de toutes les ressources de leur univers s’il demeurait amateur, et de passer par eux s’il devenait pro. Ils m’ont fait part de leur enthousiasme mais aussi de leur surprise. Ils voyaient plus un jeu de plateau, genre Cluedo, dans cet univers. Fort de ce soutien officiel, je me suis mis en quête d’un éditeur. Bien que je disposais déjà d’un système de règles, conçu à la base pour un autre jeu, j’ai même envisagé de le proposer comme univers pour Chroniques Oubliées. C’est Michel Chevalier, des éditions Stellamaris, qui m’a répondu avec le plus d’enthousiasme et c’est donc vers lui que nous nous sommes tournés, moi et les auteurs de la BD.

Tout s’est alors accéléré. Olier a validé mes textes et mes interprétations – où résidait ma principale crainte. Pour les illustrations, Marko m’a fourni tout ce qu’il avait conservé en source numérique : travaux préparatoires, croquis, modèles 3D de bâtiments ou de la ville. Et c’est là que j’ai compris à quel point la vision d’un auteur pouvait différer de celle d’un lecteur. Astaris est présentée comme une grande ville, mais les croquis de la cité envoyés par Marko tenaient plus du gros bourg que de la mégalopole. Si le quartier de l’Athanor, où exercent les mages de la cité, est présenté dans les cases comme un site urbain classique, le dessin qu’en fait Marko sur l’écran ne montre qu’une montagne au-dessus le laquelle flotte un rocher, vision qui n’apparaît jamais dans la BD. Mais le train était lancé et il était fort tard pour réécrire les textes décrivant la cité – l’écran ayant été réalisé pendant la durée du financement.

Trattore traduttore

Une anecdote amusante. Lors d’un petit salon dans la banlieue lilloise, avant la sortie du jeu, j’ai eu l’occasion de faire jouer un scénario de l’Agence Barbare en présence d’Olier, avec qui j’allais ensuite présenter une conférence sur l’adaptation en JDR. A un moment, durant la partie, un pétarf – petite créature poilue et odorante – se lâche, provoquant la panique sur fond de nuage puant. Je décris le brouillard blanc aux joueurs. Olier m’interrompt brièvement, m’indiquant que la fumée générée par le pétarf est mauve. Je ressors alors les volumes de la BD que j’avais avec moi et je lui montre la case de fumée blanche. « Ah oui. Mais Marko n’en fait souvent qu’à sa tête ». Cela m’a rassuré. Au final, il y avait maintenant plusieurs réalités : celle du scénariste, celle du dessinateur, mais également la mienne, en tant qu’auteur du JDR. Et bien entendu, dès la sortie du livre, il y en aurait de nouvelles : une par meneur de jeu et une par joueur – au bas mot.

Cela veut tout simplement dire qu’une fois qu’un rôliste s’approprie quelque chose, même avec respect, même avec dévotion, il enfourne, mâche et avale le travail d’autrui pour le faire sien. Et c’est bien ainsi que les choses doivent tourner selon moi. On dit en italien que le traducteur est un traître. Si c’est vrai, alors le rôliste est un félon de la pire espèce. Et c’est très bien comme ça.

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