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Les chants de Loss

Genèse & méthodologie d’un JDR

Temps de lecture : 11 minutes

L’exercice de présenter la démarche, la genèse, la méthodologie de la naissance d’un JDR à partir de sa toute première idée s’avère ardu. Mais bon, on va s’y essayer ; j’ai une réserve de café, tout va bien… Le truc est d’autant plus pertinent et passionnant que Les Chants de Loss, notre JDR n’est pas fini et que ce sont les questions que je vais soulever avec vous qui expliquent que nous travaillons toujours dessus, avec désormais un éditeur derrière nous qui attend des résultats. Parce que, cassons de suite une illusion généralisée : rien n’est simple ni ne coule de source. Surtout ce qu’on croit simple et qui coule de source.

Quand les ludosaures gambadaient dans la prairie

J’ai, sans doutes, commencé à vouloir écrire un jeu de rôle comme vous tous et tout un chacun en m’exclamant : « ouais, j’ai une super idée, je vais en faire un jeu de rôle ! »

Mais en fait, non, ce n’est pas tout à fait cela. Les très rares personnes qui auront connu ce que je vais raconter brièvement se souviennent que j’ai commencé à inventer non pas un univers, mais un système de jeu qui serait capable de rendre l’ambiance spécifique à un type de narration, je vais y revenir. Mais il y a bien plus vieux. En fait, faut remonter à plus de 20 ans en arrière : je venais d’ailleurs à peine de rencontrer Stéphane Gallay qui en était à la version 2.1 de Tigres Volants et ceci constitue donc au passage le tout début de notre histoire commune. Mon JDR amateur, présenté dans un concours à France Sud Open s’appelait les Jungles de Ganaïl. Relié, il faisait déjà 200 pages sans illustrations, couverture exceptée. C’était une machine à vapeur. Nous étions en 1993. Quelques années après et deux disques durs grillés juste après 2001, je perdais les 300 pages de travail de ce jeu de rôle que je rêvais bien sûr de faire publier, en même temps que les 300 de l’univers d’un autre projet ; je ne me risquais plus à recommencer un si ingrat travail que vers 2004 et sur la pointe des pieds –et parce que c’était pour bosser sur Tigres Volants 3.0.

Mais entretemps, il y a eu Internet. J’entends par là que dès les années 2000 j’étais une des rares personnes en France à l’avoir en haut débit par câble quand tout le monde se débrouillait avec des modems 56K, s’ils avaient de la chance et des moyens. J’écumais déjà toutes les règles de tous les jeux de rôle et les premiers sites s’intéressant à la conception des jeux. Et entretemps, je devenais une cinéphile amoureuse du 7ème Art en prenant des cours avec Douchet. Mais bon, créer un JDR… Pour quoi foutre, hein ? C’est ce que je me disais régulièrement, eu égard à l’évidence que ce qui se trouvait sur le marché me satisfaisait pleinement. Pourtant, je me pris au jeu de tenter de créer un système pour Tigres Volants qui respecterait son caractère premier : l’ambiance films et séries d’actions et blockbuster. Alias ne fut pas intéressé, mais je poursuivis mon projet. Openrange était né…

Enfin si on veut. Il traine toujours quelque part sur mon ordi et sur mon blog artistique. Les dernières mises à jour datent de 2010, mais il fut tout de même présenté pendant quelques parties dans diverses conventions. Étrangement, des gens s’en rappellent encore. Le système, honteusement pompé sur les mécaniques croisées de Fuzion, L5R et 7th Sea exploitait une idée amusante : si on veut faire un exploit, on n’attend pas de faire une réussite critique. On décide de prendre le risque de le faire, avec comme espoir d’y parvenir et d’exploiter le résultat de cet exploit pour en tirer avantage. Et si on se rate ? Eh bien, c’est l’adversité qui obtient le même effet et peut en faire ce qu’elle veut à son tour. C’était tout bête et ça ne cassait pas trois pattes à un canard. Un premier jet des règles fut entamé, des parties eurent lieu, y compris suivies, le système fut testé, y participèrent des amis et je découvris au passage qu’écrire un jeu de rôle seule, c’est stupide et excessivement limitatif. Entre Yann, spécialiste déjà des jeux de rôle expérimentaux, Le Yan adepte de la cohérence interne, Alysia qui n’aime pas que des règles viennent interférer avec le jeu de rôle lui-même, Djoul et son expertise maniaque des systèmes logiques et des nombres, etc… je gagnais une diversité de compétences et de conseils, donc d’opportunités et de richesse, que je n’aurais jamais eu seule.

Mea maxima culpa, je n’ai jamais fini Openrange. Ou… presque…

Tu devrais faire un jeu de rôle

Le premier tome de mon roman était presque achevé, et avec la Bande des Fous (ceux nommés plus haut, y compris Alias, mais aussi Stéphanie et encore d’autres), nous devisions à la fin d’un anniversaire arrosé comme il se doit dans le Valais, hips. Et je me prenais à raconter le monde de Loss et, surtout, le métaplot derrière la saga des romans –celui que pour le moment seules 5 personnes connaissent au complet. Et là, Yan s’écrie : « mais c’est un vrai univers de jeu de rôle ! »

Malheur à moi, la malédiction était lancée. Parce qu’il avait bel et bien raison et que je réalisais que j’avais entre les mains un univers entier dont je pouvais extraire la matière pour en faire un jeu de rôle dont les concepts de fond seraient forcément spécifiques et peu commun dans le monde du JDR. Mais cela valait-il le coup ? La réponse vint très vite. Emilie et Alysia me rejoignirent sur les premières études du projet, alors que, bien sûr, j’avais sorti Openrange de sa poussière pour voir comment adapter mon bébé à l’univers de Loss. Et Igor Polouchine, mentor et soutien indéfectible de mon travail sur Les Chants de Loss, se mêla de la partie en nous encourageant à foncer. C’est ce quatuor qui, à force de lancer des idées et dire non à d’autre, donna naissance non pas au système de jeu… mais à son kernel, à son essence, à un seul concept de base faisant de tout le reste l’extension d’une synergie entre l’univers de Loss et les règles chargées de permettre d’y faire vivre des héros ; c’était les Vertus. A partir de là, l’équipe des auteurs est toujours resté notre trio : Emilie Latieule, Alysia Lorétan et moi-même. Mais s’y sont greffés Julien Salamin, Yann Décombaz, Stéphanie Roth, et toujours gardant un œil sage, généreux et prévenant, Igor Polouchine. L’histoire des Chants de Loss, le jeu de rôle commençait. Mais je vais vous l’épargner… par contre, je vais vous expliquer comment ça marche et par quoi on est passés pour structurer notre monstre…

Créer un JDR, c’est construire une voiture pièce par pièce

… et ça implique autant de spécialistes de tous les postes d’un atelier de mécanique complet.

Personne n’est chef d’orchestre, compositeur, joueur virtuose de tous les instruments, décorateur, éclairagiste, ingénieur acoustique et administrateur de théâtre à la fois et simultanément. Je le savais, c’est un peu obvious, mais je l’ai redécouvert en bossant sur notre JDR. Et pourtant dans le domaine des multi-compétences, je me pose là.

Écrire un système de jeu de rôle, cela a l’air facile et on pense aisément que cela ça revient à réinventer la roue quand vous l’avez vue employée. Écrire un univers de jeu de rôle, ça semble à peu près pareil. Mais pour en revenir à ma métaphore automobile, c’est une fois que vous avez redessiné vos roues et fait un zoli croquis de la carrosserie que vous réalisez soudain que, entre les roues et le corps de votre tuture, se nichent une quantité incroyable d’entrailles mécaniques, de systèmes interconnectés et d’ergonomie profilée et pensée pour que tout soit parfaitement utile et agencé. Et que si la roue roule et que la carrosserie a de la gueule, vous n’avez toujours pas le début d’une voiture fonctionnelle malgré cela.

L’organigramme

L’évidence faite jour que vous allez devoir tout monter pièce par pièce, saute aux yeux une autre évidence : avant de faire votre voiture, vous allez devoir lister tout ce qu’il faudra monter et assembler pour obtenir son moteur, son châssis, son système électrique et hydraulique, et son équipement. C’est à ça que sert un organigramme.

Celui pour les Chants de Loss est rapidement devenu un sommaire prévisionnel. Chaque section résumant un bout de l’univers et de la mécanique de jeu à traiter, chaque section appelant des questions nécessitant l’étude de la réponse à leur apporter. Nous avons donc travaillé ainsi. Un bout du travail fut facilité par le fait que nous avions défini dès le départ le kernel du système et l’objectif à atteindre : un jeu basé sur une mécanique old-school mais privilégiant la simplicité, un système entièrement fondé sur le triptyque des Vertus, qui est à la fois le cœur de l’univers dramatique du monde de Loss et de sa mécanique de jeu et, enfin, les bases héroïques façon cinéma du système de jeu Openrange. Un autre bout fut rendu plus aisé par le fait que l’univers du monde de Loss, j’en avais déjà tapé plus de 300 pages parce que j’écris des romans dessus et que je suis une cinglée du détail et de la cohérence. Ça réglait un point : tout ce qui concernait l’univers n’aurait qu’à être adapté et rarement il aurait à être remis en cause ou discuté, tout était déjà prêt.

Cet organigramme, c’est lui que nous suivons depuis le début et sur lequel nous nous basons quand il faut remettre en jeu un travail déjà effectué et qu’on pense devoir refaire. Cet organigramme est bâti sur nos toutes premières notes et nous les avons tellement intégrées depuis qu’en fait, je crois que personne ne les a relus depuis un an. Bref… on a fait le plan complet de la voiture, jusqu’à la plus petite pièce.

Bon, eux, ils ont fait comment ?

L’organigramme est prêt, il pose des dizaines de questions, il faut y répondre dans l’ordre. Déjà, dans quel ordre ? C’est le premier cas où le meilleur moyen est d’aller voir comment d’autres auteurs ont procédé. J’ai un mode de pensée très synthétique : je tends à tout transformer en équations, étrange mode de fonctionnement pour une artiste un peu passionnée, je sais. Mais en l’occurrence, c’est ainsi que nous avons procédé : « à chaque problème, va voir comment d’autres l’ont résolu et comment ils ont procédé d’une démarche de travail logique. »

Bien sûr, la meilleure méthode consiste à feuilleter les jeux de rôle de notre vaste collection et voir un peu comment leurs auteurs s’y sont pris. Mais il s’avère que c’est un brin plus compliqué que cela. On parle d’un travail de synthèse qui doit respecter un cahier des charges, mais aussi d’un désir de ne pas recopier point par point des bouts de mécanique qui, pour autant efficaces, sont parfois éculées depuis le pléistocène.

Alors on recherche. On compare. On cherche l’épistémologie des mécaniques qu’on étudie. On débat. On s’engueule. Et on répond à chaque question, pas à pas. Au bout d’un temps, les questions les plus essentielles trouvant leur réponse, les solutions pour toutes les questions subsidiaires tombent d’elles-mêmes. Le processus s’alimente alors de lui-même, il suffit de suivre le schéma et les problèmes deviennent marginaux. Enfin… presque.

C’est facile pour nous… mais pour eux ?

On construit une voiture pour qu’elle soit conduite par un individu qui ne doit jamais être forcé de savoir comment elle fonctionne en détail pour la conduire, bien au contraire. Et cette évidence-là, ben, quand des gens écrivent un jeu de rôle, ils seraient plutôt inspirés de ne surtout pas l’oublier.

Un jeu de rôle ça ne doit pas être simple ou compliqué. Ça, c’est au choix des auteurs qui, nous pouvons l’espérer, y ont pensé dès les débuts de leur création. Non, un jeu de rôle, ça doit être accessible. Ça doit pouvoir être lu et compris par quelqu’un qui n’en aurait jamais lu ou, à la rigueur, aurait touché du doigt ce loisir une fois ou deux.

Et ça, c’est tout un pan de la conception du jeu de rôle. Au-delà des théories de votre mécanique, de vos objectifs et de votre univers, il faut que tout cela soit accessible à tout le monde. Et c’est le plus difficile. Il est extrêmement facile de passer à côté de ce souci. Le pire étant les créateurs de JDR qui décident de s’assoir sur ce problème pour ne pas le régler. Ils oublient alors que si la compréhension de leur jeu a ignoré volontairement celui qui ne connait pas ou très peu de jeu de rôle, celui qui connait le jeu de rôle a de grandes chances, tôt ou tard, de ne pas comprendre une ou des parties du jeu qu’il va lire !

C’est ce qui fut notre plus gros écueil et le reste toujours : certaines mécaniques de Loss impliquent la gestion des exploits, ces effets qu’un joueur décide de tenter de lui-même et qui génèrent des possibilités d’actions et d’avantages qui s’échangent entre joueurs et meneur de jeu. Ce sont les Fursas. C’est trèèèèès clair dans nos têtes. C’est très simple à expliquer à une table de jeu et cela est super amusant et ludique. Mais dans notre JDR, actuellement, c’est un des cas où les règles sont trop mal expliquées pour qu’une personne puisse les comprendre clairement en une seule lecture tranquille. Et ceci est une catastrophe. Et vous savez quoi ? Ce n’est sûrement pas le seul point de règles ou d’univers qui va nous demander encore une grande masse de travail et de prise de tête pour nous assurer d’être accessible à tout lecteur !

Théoriser, rédiger, tester, mettre en pratique, recommencer

Écrire un jeu de rôle seul est une erreur majeure.

Poursuivre cette erreur en ne testant pas le jeu de rôle du point de vue mathématique et ludique, en n’allant pas se fritter à des étrangers en convention ou en club, en ne soumettant pas ses écrits en cours de route à des relecteurs critiques, c’est de l’aveuglement. Il y a plus d’un an que nous travaillons sur Loss et un an que nous publions le jeu de rôle au fur à mesure que nous achevons les versions d’essai, puis définitives, de toutes ses sections. La curiosité de nos fans nous a fourni des lecteurs et des avis critiques, des conseils et des suggestions nous ayant fourni une masse immense de réponses à des questions qui nous auraient pris la tête. Leurs interrogations, leur curiosité, nous ont fourni des pistes pour combler des vides, ne pas laisser passer des oublis, revoir des concepts dont nous étions sûrs de leur validité mais qui ont été remis en jeu grâce à leur participation.

La rédaction d’un jeu de rôle est un exercice intrinsèquement itératif. On ne cesse de devoir reprendre ce qui a déjà été fait et de devoir recommencer ou réviser une partie du système ou du monde tandis qu’on est en train d’en achever une autre partie. Et même quand on a fini, on doit faire des allers et retours constants pour pouvoir vérifier tous les points de l’organigramme à la recherche du pire ennemi d’un jeu de rôle : l’incohérence. Le cadre où sa logique interne explose en vrac parce qu’on a écrit un truc qui en contredit un autre. Et plus on rajoute de nouvelles idées, plus on intensifie ce phénomène !

Quant au créateur qui pense que son idée est si originale et géniale qu’il doit la garder secrète et ne la dévoiler qu’une fois qu’il aura achevé toute sa rédaction, il commet la plus monumentale boulette de l’univers. Car d’une part, il se sera amputé de l’énorme apport que constituent des lecteurs et des conseils critiques et riches d’enseignements et d’idées et, d’autre part, il ne saura jamais sans l’avoir achevé si son idée est géniale… ou s’il ne vient pas de réinventer le vélo à pédales. Et croire de son seul jugement qu’on a une idée géniale est quand même le summum de l’arrogance intellectuelle. De celles qui vous promettent une chute dans les abîmes de la plus profonde déception…

En dernier recours, le seul juge est le créateur

Et pour finir, ceci est le dernier concept à garder en tête. Vous avez dessiné votre voiture et décidé de sa forme et de ce qu’elle deviendra. A la fin de votre travail, elle doit être semblable au plus proche de que vous avez dessiné dès le départ.

C’est un peu difficile, paradoxalement : écouter les avis et conseils implique que tôt ou tard vous pourriez bien remettre totalement en cause tout ce que vous avez fait. Ben, il ne faut pas ! Si vous avez écrit un jeu de rôle en suivant tous les conseils donnés ici à travers notre expérience, cela ne vous arrivera pas, parce que vous aurez dès le départ fait au mieux pour avoir un projet solide à la structure assurée. Vous savez où vous allez et comment y aller. Pour nous, c’était plus facile : nous sommes trois, donc nous décidions en dernier recours à trois. Si j’ai le mot de la fin pour toute la partie concernant l’univers, je ne l’ai pas par autorité. Je dois convaincre mes co-créatrices de se ranger à mon idée… et cela me force à la faire évoluer pour atteindre un consensus. Et elles ne se sont pas gênées pour m’amener à revoir des bouts entiers des concepts de mon univers… pour notre plus grande joie au final.

Mais pour qu’une œuvre ait une âme et surtout vous plaise à vous, créateurs, vous ne devez pas vous perdre en compromissions, pas si celles-ci remettent en cause l’idée même de votre œuvre et le but que vous vous êtes fixé. C’est là qu’il vaut mieux dès le départ savoir très clairement où vous voulez aller et par quelles méthodes et mécaniques. Et on en conclut alors avec la réponse que je donnerai à celui qui me dirait : « ouais, j’ai une super idée, je vais en faire un jeu de rôle ! »

Je lui répondrais : « avant de faire un jeu de rôle, écris ton idée. Couche sur le papier ce que tu attends de ton idée, ce que tu veux obtenir, à quoi cela va ressembler. Une fois ceci fait, imagine comment tu présenterais ton idée si tu devais le faire en 10-12 lignes maximum et fais la lire à une personne qui ne connait rien de ton projet pour voir ce qu’il a compris et ce qu’il en pense. Puis cherche qui a fait quelque chose qui ressemble à ton idée, qui y a réfléchi, qui a écrit dessus. Vois comment il a procédé. Prends des notes. Extrais-en ce que tu aimes, ce que tu veux utiliser… et alors, tu pourras commencer à faire l’organigramme de ton jeu de rôle, tout sera fin prêt. Et, enfin…. Ne le fais pas seul. »


Illustration : couverture du kit de découverte du jeu de rôle Les Chants de Loss par Axelle « Psychée » Bouet

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