Pour faire suite à l’article précédent, nous allons nous pencher sur deux concepts importants permettant de mieux évaluer la pertinence et la satisfaction, à savoir, le besoin et l’enjeu ludique. Ces deux concepts viennent en amont de cette analyse.
Résumons simplement, le besoin répond à la question « pourquoi je fais ? » alors que la fonction répond à la question « comment je fais ? ». Ces deux concepts sont fortement liés : la compréhension de l’un passe obligatoirement par la compréhension de l’autre. L’enjeu ludique est un besoin identifié comme étant suffisamment important, aux yeux des concepteurs du jeu, pour devenir un point de règle formalisé dans le système de jeu.
Nous jouons aux jeux de rôle pour nous divertir, nous identifions déjà à un besoin. Nous nous divertissons en racontant ensemble une histoire où les personnages que nous interprétons vivent des aventures extraordinaires.
Mais de quoi a-t-on besoin finalement pour jouer à un jeu de rôle ? Alors certains vont dire « de dés », « de rien », « d’un système de jeu »… oui, mais là, vous parlez de moyens qui apportent une réponse aux fonctions du jeu répondants elles-mêmes aux besoins.
Toutefois, une réponse est très intéressante : « rien ».
Cette réponse cache un concept très important. En effet, rien n’oblige les participants d’un jeu de rôle à avoir un corpus de règles intégralement formalisées pour jouer. Il va donc y avoir, en plus de cette question de besoin, une problématique très spécifique au jeu de rôle : les joueurs peuvent se contenter de règles plus ou moins formalisée.
Retour sur la question de la théorisation
Je vais encore citer un vil forgien, Ben Lehman : « nous changeons les règles dans le but d’augmenter la satisfaction que nous retirons de nos parties. » (source https://ptgptb.fr/introduction-a-la-theorie-de-the-forge-1). Pour lui, la population rôliste « présage d’une culture de concepteurs ».
Nous changeons les règles dans le but d’augmenter la satisfaction que nous retirons de nos parties.
Ben Lehman
Par conséquent, beaucoup des réflexions théoriques sont déjà pratiquées de façon implicites. Il n’y a pas qu’un seul point de vue, ou qu’une seule méthode d’analyse, mais une grande diversité prenant pour base les expériences et la culture de chacun. Pour ma part, je suis sur une approche assez technique inspirée de la conception industrielle et de la pensée systémique.
Dans un jeu de rôle, nous créons une histoire collective. Nous nous sentons souvent légitimes pour créer le cadre technique qui va autour, même si celui-ci a déjà été formalisé par un autre (le concepteur du jeu). Il devient banal alors de ne plus se dévouer aveuglément au système de jeu tel qu’il a été transcrit par son auteur comme à un dogme, mais d’en accepter la possible réinterprétation ou plutôt la possible réappropriation.
Penser, c’est tricher
Joueur anonyme ayant perdu son personnage quelques minutes après pour avoir pris une mauvaise décision (humour)
Remarque : histoire qu’on ne me reproche pas de toujours citer des méchants forgiens dans mes articles, je vais citer des gentils rôlistes anonymes… bon, à prendre au second degré, c’est de l’humour. Encore que…
Et l’utilisabilité dans tout ça ?
Revenons à l’utilisabilité du jeu de rôle puisque c’est la question qui nous préoccupe. Elle est la raison pour laquelle nous ne respectons pas toutes les règles telles qu’elles ont été formalisées.
L’utilisabilité n’est pas un outil d’évaluation afin d’estimer le bon du mauvais jeu et encore moins le bon du mauvais participant. Au contraire, elle a pour but de se donner une idée du niveau de formalisation apporté par le système de jeu tel qu’il est conçu. Il permet aussi de comprendre pourquoi telle ou telle règle est toujours soit ignorée, soit interprétée ou soit remplacée.
Il est important que tout le monde sache que les théories rôlistes ont été écrites par des auteurs reptiliens illuminati afin de montrer que les jeux de rôle narrativistes sont supérieurs. La Forge était un espace où ils se transmettaient leurs plans secrets dissimulés dans des sujets de théories rôlistes : GNS désigne en fait le Grand Narrativiste Supérieur, le maître de la secte.
Rôliste anonyme complotiste et paranoïaque auteur de « Jouer avec son chat, le seul joueur qui vous accepte encore comme maître de jeu » (humour)
Des lecteurs m’ont reproché d’avoir monté un outil d’évaluation défavorable aux jeux traditionnels et orienté pour récompensé les jeux « narrativistes ». Le choix des critères et des exemples d’attributions de points sont basés sur la logique de « jusqu’à où va mon système ? » et « que manque-t-il et pourquoi ? ». Finalement, il montre la place offerte au meneur pour la prise de décision, qui pour le coup, pourra passer pour arbitraire.
Dans ce point de vue, il est clair qu’un moteur de jeu comme le Basic Roleplaying Game de Chaosium soit moins utilisable qu’un moteur de jeu comme DungeonWorld, mais le premier offre au meneur de jeu de forte possibilité de compensation, le rendant tout à fait utilisable et satisfaisant par les compensations d’un très bon meneur de jeu et très décevant entre les mains d’un mauvais maître de jeu incapable de prendre de la hauteur face au système dans une situation où ce dernier offre un résultat totalement incohérent avec les propos de la fiction. A l’inverse, l’ingérence, même du meilleur meneur de jeu, dans DungeonWorld ne fera que rendre le moteur de jeu injouable.
« System does matters »… ou pas !
Démontré précédemment, le meneur de jeu sert de compensation dynamique au système de jeu. En apportant des réponses à des situations non-formalisées par une règle, il complète les vides permettant ainsi la continuité du récit. Il peut choisir quelles règles il applique et comment il les applique. Cette compensation ne sera pas forcément établie clairement en début de partie, mais elle s’adaptera aux situations joués et sera peut-être différente, pour une même situation, à deux instants donnés d’une même partie (ce qui ouvre une autre problématique sur l’équilibre et l’équité de traitement).
Ainsi, la présence du meneur fera que certaines règles ne nécessitent pas d’être formalisées. Selon la règle 0 de Jérôme « Brand » Larré, si vous n’avez rien trouvé de mieux et plus intéressant que laisser les joueurs choisir, n’écrivez pas de règle. Dès lors, on se rend compte qu’un système de jeu ne couvrira qu’une partie de ce qui peut être modélisé dans l’univers de fiction… Et c’est tout à fait normal.
Si vous n’avez rien trouvé de mieux et plus intéressant que laisser les joueurs choisir, n’écrivez pas de règle
Jérôme « Brand » Larré , le système 0
Si je résume la situation en trois points :
- Le système de jeu ne couvre pas toutes les situations ;
- Les situations non couvertes par le système de jeu seront décidées par le meneur ;
- Le meneur peut décider de ne pas appliquer le système de jeu dans certaines situations.
C’est ainsi, depuis 1974 et encore maintenant…
Ceci veut donc dire que le meneur de jeu est aussi un élément important du système. Il est finalement le moyen technique répondant à plusieurs fonctions non assurées par des règles formalisées.
Voilà, donc, pour ceux qui considère que le MJ est un être supérieur au-dessus des règles, désolé, mais non. Depuis Dungeons & Dragons, il est un moyen technique utilisé dans le système de jeu servant de régulation pour ce qui est non-formalisés.
Une dernière remarque sur le système
Dans l’article précédent, j’ai utilisé le système comme premier niveau de décomposition. J’ai eu tort en fait, je préfère ajouter un échelon pour séparer la partie vraiment mécanique de l’univers de jeu. Je vais appeler cet échelon : le moteur de jeu. Il s’insère entre le système de jeu et les mécaniques qu’il englobe. En gros, toute la partie technique estampillée « règle » du manuel de jeu.
En fait, le moteur de jeu et l’univers de jeu sont des éléments qui devraient être univoques pour tous les participants. Or, à contrario du jeu d’échecs, la liberté admise dans un jeu de rôle est telle que ces règles formelles ne seront que rarement suivies toutes au pied de la lettre.
D’où vient la légitimité des participants à ne pas suivre la règle ?
Un jeu de rôle, contrairement au jeu d’échecs ne va pas pouvoir couvrir tous les cas qui se présentent.
Né de la trop grande permissivité de la société actuelle, le rôliste narrativiste ne peut génétiquement pas suivre les règles parce qu’il éprouve un tel conflit avec l’autorité qu’il en sera totalement incapable. L’obéissance au Maître de jeu est une valeur qui se perd et qui nous mène à la mort du jeu de rôle !
Extrait de « Le jeu de rôle menacé, le jeu de rôle outragé » d’un rôliste réac’ anonyme dans Rôlistes Actuels, numéro spécial « ces narrativistes qui veulent prendre le pouvoir » (humour)
Déjà, l’absence de couverture de toutes les situations va faire que les participants vont à un moment être impliqués dans la prise de décision. Cette nécessité de prise de décision va aussi permettre parfois de compléter une règle qui n’a formalisé qu’une partie de la réponse.
Pour finir, la notion d’utilisabilité prend un sens essentiel alors : la faible utilisabilité d’une règle va donc donner légitimité aux participants pour la remplacer par un outil apportant un résultat plus satisfaisant pour eux. Ainsi, il suffit d’une seule et unique règle faiblement utilisable pour donner toute légitimité à remettre en cause l’ensemble du moteur de jeu.
Le besoin
Reprenons la logique de l’utilisabilité de notre jeu de rôle. A quoi mesure-t-on son utilisabilité ? A l’attendu des participants pour jouer à ce jeu1. Ces attendus, ce sont les besoins, plus simplement « ce qui est nécessaire » au participant pour jouer à ce jeu de rôle.
D’ailleurs, votre voiture, à quel besoin répond-elle ?
Au besoin de « rouler » ? Perdu, en parlant de « rouler », nous exprimons un besoin par le moyen mis en œuvre par le produit auquel il répond. Donc, ça ne marche pas, ce n’est pas un besoin.
Au besoin de « se déplacer » ? Oui, gagné ! C’est parce que j’ai besoin de me déplacer que je nécessite une voiture… mais le train, un avion et mes jambes peuvent répondre aussi parfaitement à ce besoin.
Donc, il y a un premier souci, je ne peux pas me contenter de « se déplacer » uniquement. La distance, l’effort à fournir, l’autonomie, le confort, les passagers, la fréquence et le coût sont autant d’éléments qui vont intervenir dans la décision. Bref, derrière ma voiture et mon besoin de se déplacer se cache un grand nombre d’autres besoins et de contraintes sur lesquels je dois me questionner. Si je souhaite choisir la voiture qui me convient le mieux et qui me donnera pleine satisfaction, il faudra qu’elle réponde au mieux à mon besoin.
Dans le jeu de rôle
Mais quel est notre besoin pour un jeu de rôle ? Simplement, nous divertir.
D’accord, nous pouvons nous divertir avec un film, avec un jeu vidéo ou n’importe quelle autre activité ludique ou créatrice. Là où l’analyse du besoin va commencer à être intéressante, c’est lorsque je vais me demander, qu’est-il nécessaire aux joueurs et aux meneurs afin de jouer une partie de jeu de rôle ?
Je vais positionner mon point de vu au-delà du système de jeu et je vais me demander : de quoi j’ai besoin pour assurer les fonctions d’un système de jeu de rôle ?
À chaque besoin peut correspondre une fonction et à chaque fonction une mécanique ou une règle. Il ne sera sans doute pas possible d’être exhaustif dans l’identification des besoins, tout comme il sera peu probable que chaque besoin soit traduit dans le jeu par une fonction.
Toutefois, un certain nombre de besoins primaires vont permettre de jouer au jeu de rôle.
De but en blanc, en repartant sur l’analyse de ce qui existe depuis toujours, j’aurais dans doute comme réponse :
- d’un ensemble de règles et d’un cadre pour définir des personnages ;
- d’un ensemble de règles pour estimer les réussites ;
- d’un ensemble de règles pour estimer les oppositions ;
- d’un ensemble de règles pour gérer les états des personnages.
C’est tout faux. Ici, j’ai sauté une étape importante puisque j’ai décrit des besoins selon des solutions techniques attendues et généralement mises en œuvre dans les jeux de rôle.
Vous voyez tous comment fonctionne un scanner à plat d’ordinateur ? C’est comme expliquer que pour dématérialiser un document, j’ai besoin de déplacer un chariot le long de la feuille pour numériser ligne par ligne l’image du document. Oui, parce que ça a été le seul moyen crédible existant pendant des années. Mais, aujourd’hui, le smartphone à bonne distance d’un document le dématérialise aussi bien. Il est donc important, surtout si on cherche à innover et pas copier ce qu’on a toujours fait, mais à revenir sur le besoin réel sans se polluer l’esprit des solutions couramment utilisées.
Identification des besoins primaires
Afin d’éviter les discussions de comptoir sur « c’est du jeu de rôle que si » ou « ce n’est pas du jeu de rôle », réfléchissons à ce que serait le jeu de rôle minimal s’il ne répondait qu’aux besoins primaires.
Les besoins primaires ne sont pas les rôles
A-t-on besoin d’un meneur de jeu ? Non, c’est un moyen mis en œuvre dans le système de jeu afin d’assurer les prises de décisions non formalisées par une règle. L’absence de meneur de jeu est possible, mais elle demande des outils spécifiques pour réaliser les fonctions qu’il remplit habituellement.
A-t-on besoin de dés ? Non, c’est un moyen mis en œuvre afin d’apporter une part d’imprévu et de hasard dans les décisions de participants. D’ailleurs, ce hasard peut ne pas exister aussi.
Ces points sont intéressants car ils cachent derrière eux un besoin primaire du jeu de rôle.
- Le meneur de jeu détermine lequel des participants va avoir l’autorité pour définir une situation ;
- Les dés apportent le facteur hasardeux pour déterminer l’évolution de la situation ;
- Et on boucle sur le point 1.
En clair, l’un des besoins primaires est « comment sont intégrées à l’histoire collective les propositions créatives des participants ? ».
Voici une liste non-exhaustive des besoins primaires :
- Comment sont déterminés les alter-égos des participants dans l’histoire collective ?
- Comment sont intégrées à l’histoire collective les propositions créatives des participants ?
- Comment est initiée l’histoire collective au début de la partie ?
- Comment sont définis les objectifs de l’histoire collective ?
Du besoin à la fonction
Ces quatre besoins se retrouvent dans tous les jeux, que ce soit les premières éditions de Donjons & Dragons jusqu’aux plus modernes jeux sans MJ, mais ils ne sont pas toujours traduits rigoureusement de la même façon, voir, parfois, ils ne sont pas traduits formellement mais laissé à la libre interprétation du meneur.
Les deux derniers besoins primaires, traditionnellement, sont rarement couverts par le système de jeu, sauf quand l’auteur prévoie une mécanique particulière pour déterminer le scénario et les événements que vont vivre les personnages.
La formalisation mécanique de ces deux derniers points peut aussi bien être constituée de tables aléatoires générant un cadre rapide (comme ce qui se trouve dans Tranchons et Traquons pour générer des scénarios sur le pouce) ou de règles permettant une structuration plus précise et participative (comme ce qui se trouve dans L’Agence, le jeu de rôle d’espionnage sans meneur).
Étude de cas : « comment sont intégrées à l’histoire collective les propositions créatives des participants » ?
Si je remonte à mon enfance, quand je jouais avec des amis aux Maîtres de l’Univers, il y avait toujours de gros désaccord sur qui reportait un combat. Est-ce que la tarte que Musclor vient de mettre à Dentos est suffisante pour le mettre au tapis ? Au final, nous avions une règle informelle mais qui était devenue une norme : simplement, insister jusqu’à ce que l’autre cède (ou arrête de jouer parfois).
Dans un jeu de rôle, nous allons rarement nous contenter de cette solution et une règle plus formelle existe la plupart du temps. Encore que, d’expérience, elle est souvent en vigueur à beaucoup de tables !
Il existe finalement trois grandes fonctions couramment utilisées pour satisfaire ce besoin :
La première solution est ce qu’on désigne souvent par la mécanique de résolution des actions, le joueur annonce une action qu’il souhaite que son personnage réalise, détermine la réussite ou l’échec de cette tentative et les conséquences sont intégrées à l’histoire collective. C’est la solution la plus classique dans le jeu de rôle puisqu’elle existe depuis Donjons & Dragons et a été reprise dans la grande majorité des jeux depuis.
La seconde solution consiste à générer un événement à partir d’un déclencheur, le résultat donne la suite de l’histoire en donnant certaines latitudes aux participants pour interpréter le résultat obtenu dans l’histoire collective. C’est la solution des jeux basés sur Apocalypse World par exemple.
Enfin, la troisième solution consiste à laisser parler l’un des participants pour continuer l’histoire collective. Pour cela, il y a deux grande solution : la première consiste à un test aléatoire pour définir qui aura le droit de décrire la situation, comme dans FU par exemple, ou un système rigide donne alternativement la parole aux participants pour créer les situations comme dans Fiasco.
Au-delà des besoins primaires
Avec une règle, même la plus simple qui cadre ces besoins élémentaires, je peux jouer à un jeu de rôle. Pourtant, je pourrais me poser encore plusieurs questions :
- Comment je gère l’état de santé physique de mon personnage ?
- Comment je gère la vitesse à laquelle il peut courir ?
Au final, il sera possible de modéliser chaque activité réelle par une règle de jeu. Mais, faut-il couvrir tous les besoins possibles, ou laisse-t-on au meneur sa capacité à être objectif et à mettre en œuvre la règle 0 ?
Ce sont les éléments que nous allons détailler dans la suite de l’article.
Crédits photographiques : Stéphane Gallay