aux Portes de l'Imaginaire jeux de rôle et culture de l'imaginaire
Le théatre d'improvisation

Le jeu de rôle sans règles

Temps de lecture : 5 minutes

Petite note… suite aux discussions sur ce sujet, je me permets d’ajouter quelques compléments et remarques. Oui, le jeu de rôle sans règles ça n’existe pas. Cette désignation est un abus de langage, mais c’est la désignation qui a été donnée à cette pratique. Donc, cet article traite du jeu de rôle sans règles, il est connu aussi sous le nom de freeform roleplaying game, une pratique très ancienne (un article de 1983 sur le sujet). Donc, oui, le jeu de rôle sans règles, ça reste du jeu de rôle, peut-être moins ludique, avec peut-être plus d’interventionnisme de la part du maître de jeu (ou pas !). – Laurent le 27/08/2016

Le bruit et la fureur

« Les dés ne servent qu’à faire du bruit derrière l’écran » avait coutume de dire Gary Gygax à propos du meneur de jeu. Un instant… nous parlons bien de Gary Gygax, le vénérable créateur de Donjons & Dragons, jeu de rôle bien connu pour ses innombrables suppléments de règles bourrés de tableaux et de pourcentages, fébrilement compulsés par les joueurs désireux de rendre leur personnage surpuissant à grand renfort de règles abusives ? En nous disant qu’il ignorait purement et simplement les règles qu’il nous vendait à prix d’or, le grand Gary désavouait-il son œuvre ?

Certainement pas. Ce qu’il voulait dire, c’est que le meneur de jeu expérimenté pouvait apporter bien plus à l’histoire en choisissant délibérément de l’orienter dans une direction plutôt qu’une autre ; et que dans la fureur des combats ou au comble de l’intensité dramatique, il pouvait – et parfois, devait – se fier à son jugement plutôt qu’aux règles.

On peut… parce que c’est couru d’avance

Alors que les plus fines lames du royaume boivent tranquillement un verre à la taverne du coin, elles sont défiées par une bande de malandrins crasseux qui ignorent tout de leur identité. Aux commandes de son starfighter surarmé, un pilote d’élite apparaît par surprise dans les six heures d’une escadrille de pirates aux appareils brinquebalants. Un cambrioleur de classe internationale s’introduit dans l’appartement de son voisin de palier, qui n’a jamais envisagé de se doter d’un système d’alarme.

Il y a des moments où le résultat d’une action est pour ainsi dire connu dès le début. Certes, avec une succession improbable de jets de dés catastrophiques, un échec est toujours possible – mais cette perspective mérite-t-elle de ralentir une action jouissive ? Bien souvent, le meneur de jeu préfèrera se concentrer sur la description des évènements : quitte à ce que le plan des joueurs se déroule sans accroc, autant que la scène soit spectaculaire et qu’elle leur laisse un souvenir mémorable.

On doit… parce que sinon, on se prive du meilleur

Les personnages des joueurs ont été arrêtés par les forces de l’ordre ; il faut dire que les preuves à leur encontre sont si éloquentes qu’il leur sera difficile de prouver leur innocence. Bien sûr, le meneur de jeu pourrait leur demander de réaliser quelques jets de dés pour tester leur éloquence ou leur connaissance du droit : le procès serait réglé en trois coups de cuillère à pot. Mais si l’intérêt était justement de jouer le procès ? Pour chaque joueur, c’est l’occasion d’incarner son personnage dans un contexte passionnant et de se prendre pour un virtuose du barreau.

Lorsque l’action entreprise par les personnages présente un intérêt en soi, et que les joueurs sont capables de faire aussi bien que leur alter ego, mieux vaut se passer des règles : celles-ci font merveille lorsqu’un personnage doit réparer un moteur à fusion en panne – action aussi fastidieuse que difficile à interpréter pour le joueur – mais à quoi bon lancer les dés si le joueur peut baratiner son interlocuteur lui-même et y prendre plaisir ?

Cela n’empêche pas de tenir compte des différences entre personnages – il faut juste que les joueurs fassent preuve d’un peu plus d’investissement : si j’incarne un spécialiste en droit, libre à moi d’émailler mes propos de références à des articles de loi imaginaires – chacun autour de la table fera mine d’y croire. Si à l’inverse mon personnage est aussi ignorant qu’impulsif, je dois m’efforcer de lâcher quelques énormités de temps à autre… dialogues savoureux en perspective.

Vers un monde sans règles

En poussant cette logique jusqu’au bout, on peut choisir de se priver complètement de règles, et de privilégier l’incarnation des personnages et la description des actions aux autres aspects du jeu. Comme on l’a vu, c’est d’autant plus facile que les situations rencontrées mettent en avant les dialogues, ou que les scènes d’action sont à sens unique ; en ce sens, le jeu de rôle sans règles se rapproche un peu du théâtre d’improvisation, la dimension épique en plus. Mais si tout le monde y met du sien, il est possible d’adapter n’importe quel scénario à ce mode de jeu.

Pour les joueurs, cela nécessite une totale confiance en leur meneur de jeu et un certain détachement, car le but est moins de gagner ou de faire survivre son personnage à tout prix que de créer une bonne histoire. A ce titre, le jeu de rôle sans règle fonctionne mieux avec un scénario one-shot plutôt qu’une longue campagne : lorsqu’on fait laborieusement évoluer son personnage préféré des années durant, il est assez douloureux de le voir disparaître sur une décision arbitraire.

Pour le meneur de jeu, l’important est de savoir rapidement décider quelle est la meilleure tournure à donner aux évènements dans l’intérêt de l’histoire – à ne pas confondre avec l’intérêt des personnages : parfois, mieux vaudra tuer un protagoniste plutôt que de laisser l’action s’enfoncer dans la routine et la facilité. Pour les survivants, il s’agira d’un rappel de leur propre mortalité ; pour le joueur concerné, ce pourra être l’occasion d’une heure de gloire et d’un trépas héroïque – prévoyez tout de même un personnage de rechange à lui faire incarner, surtout si ledit trépas survient en début de scénario.

Le meneur de jeu peut également renforcer l’intensité dramatique en préparant une bande son adaptée. Alors que dans une partie traditionnelle, de trop fréquents jets de dés peuvent empêcher les joueurs de se fondre dans l’action et créer une certaine distance avec les personnages, il en va tout autrement dans le « sans règles » : exaltés par une marche aux accents héroïques, même les individus les plus calculateurs se lanceront à l’attaque sans se soucier de leur propre sécurité ; émus par une musique triste, les joueurs se laisseront aller à verser une larme. Essayez, et vous verrez !

Quand le choix est rude

Il existe toutefois des situations où le meneur de jeu aura du mal à décider de l’issue d’une action. En général, ce sera quand deux personnages s’affrontent sur un terrain où ni l’un ni l’autre ne peut prétendre à une supériorité flagrante ;  ce sera d’autant plus délicat que les actions entreprises par les personnages sont difficiles à interpréter par les joueurs, et que l’enjeu est important pour la suite.

Ainsi, quand un tueur professionnel et une call-girl de luxe échangent des coups de feu dans les bas-fonds de Detroit, on devine facilement qui finira criblé de balles ; quand deux politiciens d’envergure comparable s’affrontent dans un duel télévisé, le meneur de jeu peut toujours s’appuyer sur l’argumentation des joueurs pour trancher ; mais que deux pilotes de chasse rivaux en viennent à se battre comme des chiffonniers au mess des officiers, et le meneur aura bien du mal à choisir lequel assomme son adversaire, le ridiculisant devant toute l’escadrille.

La solution la plus simple consiste à doter secrètement chaque personnage de quelques caractéristiques génériques et de s’en servir pour orienter ses choix. Pourquoi « secrètement », me direz-vous ? Tout simplement pour empêcher les joueurs de trop calculer leurs actions : leur spontanéité en pâtirait, et tout le bénéfice du jeu sans règles serait perdu. Inutile d’aller chercher trop loin en ce qui concerne ces compétences génériques : « combat rapproché » et « combat à distance », par exemple, suffisent à régler la plupart des situations d’opposition ; vous pouvez les compléter avec une ou deux compétences supplémentaires en fonction de l’univers dans lequel se déroule l’action. Par exemple, dans un scénario futuriste de type cyberpunk, une compétence « technologie » peut s’avérer pertinente ; dans un scénario space opera, « pilotage de starfighter » n’est pas inutile.

Quoi qu’il en soit, n’oubliez pas qu’il s’agit d’un pis-aller : chaque fois que vous le pouvez, prenez une décision en votre âme et conscience, et assumez-la !

Quelques liens et ressources sur le jeu de rôle sans règles ?


Crédits photographiques : The Un-Scripted Theater Company performs The Great Bollywood Puppet Extravaganza at the Gorilla Tango Theater as part of the 2009 Chicago Improv Festival. CC by-sa 3.0

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