aux Portes de l'Imaginaire jeux de rôle et culture de l'imaginaire
Chroniques d'outre monde

Le jeu de rôle ici et maintenant (COM11)

Temps de lecture : 20 minutes

Les publications presses de JDR en France se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une seule main. La difficulté de leur publication ainsi que la perte de force du marché global de la presse ces dernières années ne facilite pas vraiment un foisonnement des différents magazines. Du coup on connait tous Casus Belli, bien évidemment, mais aussi JDR Mag ou Di6dent, mais qu’en est-il de ce qui n’existent plus aujourd’hui ?

En effet, un medium qui existe depuis plus de 40 ans dû en voir passer des bouts de papier parlant de lui ! Durant « l’âge d’or » du jeu de rôle, soit les années 80, on pouvait par moment dénombrer plus de 6 publications différentes, parfois dans les kiosques, parfois dans des boutiques spécialisées, et le tout sans compter les fanzines et les publications américaines.

Chroniques d'outre monde
Chroniques d’outre monde n°11

C’est ainsi qu’a pu voir le jour « Chroniques d’outre monde », un bimestriel dédié au jeu de rôle, voulant prendre le contre-pied du ton « casus », et qui a eu ses quelques années de gloire, de 1986 à 1993, ainsi que deux périodes éditoriales, dont la seconde a commencé en 1989. On ne va pas s’attarder en détail sur l’histoire de ce magazine, mais plutôt sur un article en particulier, écrit par Monsieur Pierre Rosenthal.

Est-il encore besoin de présenter Pierre Rosenthal ? Lorsque l’on voit sur son CV des noms tels que Casus Belli, Wizard of the Coast, Simulacres, Bethesda ou encore Blizzard, l’illustre inventeur de l’expression « rôliste » (en tout cas selon la légende) s’était alors fendu, en 1988, d’un article très complet faisant l’état de l’univers rôlistique en France de l’époque. Situation globale, économies, jeux majeurs et mineurs, publications, éditeurs, clubs… Tout y est passé.

Cet article est intéressant à plus d’une raison, et notamment lorsque l’on découvre les similitudes entre cette époque et la nôtre. Ainsi, on apprendre que les problèmes de réputation des amateurs de jeux de rôle existaient déjà avant les années 90, et que pour certains, il y a encore du chemin à faire. Et l’on découvre aussi avec amusement certains « petits éditeurs » qui débutent, qui deviendront par la suite des noms légendaires, voire encore présents aujourd’hui.

Il vous est donc désormais rendu disponible librement et gratuitement, avec la gracieuse autorisation de Pierre Rosenthal lui-même. Merci à Laurent Riberolles pour le prêt du magazine.


Une flèche dans le ciel

com11-1L’état du jeu de rôle ! Quelle galéjade ! Le mot même d’état m’impose une idée d’arrêt, de stagnation, de mort. Allais-je disséquer le jeu de rôle pour mieux le diagnostiquer, donner son état clinique et confirmer l’autopsie ? Comme le disait un rock’critic fameux : « le rock’n roll est mort le jour où on lui a ouvert un musée ».

Je préfère prendre l’image d’une flèche en plein vol. Si une photo en était prise, vous ne verriez qu’un bout de bois vaguement emplumé, tenant l’air comme par magie. Suivez-moi plutôt et regardons ensemble quel est l’homme qui a bandé l’arc, en quel bois a été taillée la flèche, comment il a décoché le coup, où est la cible, quels sont les vents qui la menacent, quelle est la rose qui l’a suscitée…

L’icosaèdre primordial

Je ne vous ferai pas l’injure de vous raconter à nouveau : « Mais qu’est-ce donc que le jeu de rôle ? » Il est là, des milliers de personnes le pratiquent, le connaissent, cela suffit (les autres peuvent toujours lire Chroniques d’Outre Monde n° 6 ou Jeux et Stratégie n° 38). Par contre, il est intéressant d’en survoler rapidement le développement, aux USA, en Angleterre et en France, des origines jusqu’à maintenant.

Or donc, en 1974, le premier jeu de rôle, Dungeons & Dragons (D&D), voit le jour aux Etats-Unis. Puis, de 1975 à 1978, de nouveaux éditeurs naissent, et créent de nouveaux jeux. Ce seront, parmi les plus marquants, Advanced Dungeons & Dragons (toujours par TSR), Gamma World (TSR), Chivalry & Sorcery (FGU), Aftermath (FGU), RuneQuest (Chaosium), Traveller (Games Designer’s Workshop).

En France, les toutes premières boutiques s’ouvrent et importent ces rares produits, dont nos amis Belges, qui les pratiquent déjà, nous font l’éloge. Les prix sont assez élevés, la présentation souvent aux limites du supportable (illustrations hideuses, maquette lourde), la langue, quand ce n’est pas le langage, sont des handicaps. Bref, il fallait bien que ces jeux aient « quelque chose » pour susciter un tel engouement, un tel fanatisme.

Et pourtant, pourtant, nous ne faisions que découvrir les jeux de rôle que déjà la première révolution s’était effectuée sous nos yeux. En effet, D&D est avant tout un « jeu ». Il a été construit à tâtons, à coups de règles empiriques, dont le but principal était d’équilibrer l’univers, pour donner à chacun des joueurs autant de chances de « s’amuser » (puisque, par définition, il n’y a pas de gagnants dans un jeu de rôle). Les autres jeux s’inspiraient largement de ce principe, ajoutant règles après règles, exceptions, restrictions, bref fournissant d’imposants catalogues fourre-tout.

Le premier jeu à se sortir de ce carcan, à le faire voler en éclats, a été RuneQuest. Tout d’abord il a ouvert la porte à la simulation moderne par deux critères : un monde cohérent, des règles de simulation universelles. C’est tout un espace de liberté qui se découvrait au joueur, par le choix continuel offert par des règles générales, et non plus un ensemble de tabous, d’édits, de restrictions, de castes. De plus, les créateurs avaient déjà pensé à l’idée de rendre leur système universel, de le transposer dans plusieurs univers, avec juste quelques aménagements (ce seront plus tard l’Appel de Cthulhu, Stormbringer, et d’autres). La France commence à se réveiller (suite à un prochain épisode).

Hyper-espace

Terre, 26 mars 1988, Paris, Porte de Versailles, l’ouverture du Salon International des Jeux de Réflexion. Où en sommes-nous ? Faisons un survol du salon et arrêtons-nous çà et là.

Les Journaux

Lorsque le phénomène des jeux de rôle a commencé en France, il est resté forcément limité car il n’avait pas d’organe propre. Seuls quelques échos dans une presse parallèle faisaient état des nouvelles « lubies » des Américains. En 1980, le hors-série de Science et Vie, Jeux et Stratégie, fait découvrir ces nouveaux horizons et crée une brèche dans laquelle s’engouffre le magazine (à l’époque on aurait plutôt dit le fanzine) Casus Belli, qui se consacre à trois types de jeux étranges : les jeux de rôle, les wargames, les jeux diplomatiques.

Aujourd’hui, dans nos kiosques et nos boutiques, quatre journaux spécialisés : Casus Belli, Chroniques d’Outre Monde, Dragon Radieux, Graal. Qu’en est-il de leurs contenus respectifs ?

Casus Belli

C’est en quelque sorte le journal institutionnel, il a toujours évolué en suivant la tendance du marché. Dans sa première époque, il était partagé en trois tiers : jeux de rôle, wargames, jeux diplomatiques. Actuellement, les jeux de rôle représentent 70 % du contenu, les wargames 25 %, les jeux diplomatiques ont disparu ou presque. La partie strictement informative (manifestations, nouveautés) progresse sans cesse, dénotant l’expansion du marché, et il est fort probable que le magazine crée au fur et à mesure un espace réservé aux jeux de plateau, qui connaissent un succès sans cesse grandissant. Il a une image « neutre plutôt bienveillante », bien que certains lecteurs trouvent « que c’était mieux auparavant ». Nous verrons plus loin pourquoi.

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Chroniques d’Outre Monde

Venu fin 1986, COM se place d’emblée sur un créneau « journalistique » : les joueurs adultes existent, parlons-leur comme à des adultes, soyons justes mais sans pitié.

Si l’on fait un bref retour en arrière, on peut penser à Info-Jeux qui fut le premier journal à penser en termes de « marché ». Son raisonnement était : le jeu de rôle se développe, un seul journal ne peut couvrir la globalité des demandes, surtout s’il est multi-jeux. Créons donc un journal entièrement tourné vers les jeux de rôle, et plutôt spécialisé dans « l’aide aux joueurs ». L’idée était séduisante, mais s’est heurtée rapidement à des difficultés d’assise financière et peut-être aussi, à un certain mépris de la clientèle puisque réalisée avec une « passion » qui paraissait plus être celle du profit que celle des joueurs.

Mais revenons à Chroniques, oui, le journal que vous avez entre les mains. Tout de suite, le ciblage des lecteurs donne un ton hargneux, méchant, mais personnel et reconnaissable. Dans ce sens, il s’agit d’une réussite. Mais le public n’est pas toujours ce que l’on croit, et il semblerait bien qu’il soit actuellement relativement jeune (13-14 ans), et surtout que ce ton si particulier gêne plutôt les joueurs adultes. Bref, Chroniques s’essouffle, passe au bord du gouffre, avant de changer de structure éditoriale, de recentrer ses sujets sur un plus large public, mais toujours en conservant son ton (qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne fait pas l’unanimité, ce qui est voulu). Il est toujours en vie et compte le rester encore longtemps.

Dragon Radieux

Ce journal aussi s’appuie sur une ligne déjà ouverte : s’adresser à un public restreint (les jeux de rôle) mais fidèle, lui proposer des articles pointus mais complets, ne pas tenter l’expérience risquée du kiosque mais continuer la diffusion par boutiques spécialisées et abonnements. Cette expérience avait été tentée en son temps par « Runes », avec un succès qui laissait présager une continuation prospère. Mais l’équilibre financier de ce genre de revue est précaire, et le refus de commission paritaire permettant l’envoi des journaux aux abonnés à moindre coût a précipité la chute d’un magazine qui sans cela, serait peut-être encore parmi nous.

Quant à Dragon Radieux, il va bien merci, essaye de ne pas se faire dépasser par ses succès, même s’il se lance maintenant dans l’édition de jeux à part entière.

Graal

Tout nouveau, tout récent (3 numéros), Graal chasse sur les terres de Casus Belli. C’est-à-dire qu’il est multi-jeux (rôles et wargames), de type plutôt informatif que polémique. Le magazine, dont le premier numéro était proche du fanzine, semble évoluer vers plus de professionnalisme à tous les niveaux (contenu et contenant) et vers un équilibre moitié-moitié jeux de rôle/wargame. Mais il est encore trop tôt pour pouvoir faire un bilan. Remarquons seulement qu’il est le seul mensuel. Chroniques a essayé de l’être à son début, mais il semble que la charge de travail d’une équipe réduite lamine rapidement les bonnes volontés.

Jeux & Stratégie

Un mot pour cette vénérable revue qui, si elle n’est pas consacrée aux jeux de rôle, fournit souvent des articles de référence pour les personnes en quête d’informations générales. Ainsi, elle a déjà publié des articles sur « le jeu de rôle en France », « les grandeur-nature » etc…

Plusieurs journaux ?

Pourtant, la nécessité de plusieurs revues est indispensable. Tout d’abord, le marché et le nombre de jeux augmentent (à une allure sans cesse croissante). Et un seul journal n’a plus les moyens de couvrir tous les aspects de ce domaine. D’où d’ailleurs la sensation que les journaux deviennent « moins bons ». Effectivement, si vous achetiez un journal il y a quatre ans, vous saviez tout sui toutes les nouveautés, maintenant, on ne traite plus que du tiers des produits.

Le paradoxe vient du fait qu’il n’est pas possible de faire un journal avec tout ce que les autres ne font pas. Pour pouvoir vivre avec une diffusion en kiosque, il faut s’adresser à la grande majorité des joueurs et donc faire la critique du dernier jeu paru, publier un scénario Donjons et Dragons, etc., ce qui donne une impression d’uniformité des supports. Et là encore, la rentabilité n’est pas assurée. Que seraient devenus, Casus Belli s’il ne faisait pas partie du groupe Excelsior Publications, Chroniques d’Outre Monde s’il n’avait pas trouvé un repreneur ? Il faut savoir que le journal que vous tenez entre vos mains n’est pas, comme un quotidien, le travail d’une trentaine de personnes, rédacteur en chef, secrétaires, rédacteurs adjoints, maquettistes, secrétaires de direction, chefs de rubriques Au contraire, rarement plus de deux personnes sont salariées sur les journaux de jeux de rôle, et s’occupent de tout, de la frappe des textes à la correction et le maquette, empêchant pour le moment de faire du « vrai » journalisme, c’est-à-dire des reportages, des enquêtes, de études approfondies.

Seul un journal comme Dragon Radieux, même si lui aussi ne fait pas de « journalisme », peut se permettre de faire des articles ou des scénarios nombreux sur des jeux peu connus ou peu diffusés, car bon équilibre financier et sa diffusion lui permettent d’avoir un public plus réduit. C’est dommage, car pour que le jeu de rôle soit vraiment connu du plus grand public, il faut des revues fortes, suffisamment nombreuses pour occuper un espace réservé dans les kiosques à journaux, à un endroit visible par tous.

Les fanzines

Un petit mot pour dire que je ne les oublie pas. Un fanzine est un magazine à faible tirage, réalisé par des fanatiques. Ils sont souvent l’émanation de clubs ou d’associations et ce n’est pas tant leur aspect qui doit compter que leur contenu. On les trouve dans les boutiques spécialisées locales, et surtout par abonnement. Dans le domaine du rock, de la BD ou de la SF, les fanzines ont souvent eu un rôle moteur, faisant découvrir des auteurs inconnus, apportant études complètes et innovantes. Le rôle de la découverte de jeunes auteurs, que ce soit par des aides de jeu, des scénarios, des dessins, de courts articles est effectif, même si on peut être réticent sur la qualité générale, mais l’intention est là. Par contre, il est dommage que si peu de fanzines se consacrent à ce que les « grands » ont bien du mal à faire, c’est-à-dire les critiques détaillées, exhaustives, intelligentes des jeux proposés sur le marché, sans limitation de niveau de détail ou de place. On attend toujours le P.L.G.P.P.U.R. (Plein La Gueule Pour Pas un Rond) ou l’Inrockuptible du jeu de rôle.

Les éditeurs

La différence entre les USA et la France est fondamentale. De l’autre côté de l’Atlantique, ce sont les créateurs qui ont monté leurs propres maisons d’édition. Evidemment, les lois du marché ont joué, les maisons ont été rachetées, les créateurs ont parfois même été chassés de leur propre entreprise (l’exemple type est celui de Gary Gygax, créateur d’Advanced Dungeons & Dragons). Mais quoiqu’il en soit, le créateur de jeu (à cause de la taille des USA, et donc du public) a une vraie audience. Il peut vivre de son travail, travailler en ateliers sur des projets de jeux, passer d’une maison à une autre. Car il n’y a pas d’autre production que locale.

En France, l’éditeur est avant tout (quoique cela évolue lentement) un importateur et un traducteur. Dans un premier temps, les jeux arrivaient non traduits, par un circuit d’importation qui passait par la Grande-Bretagne. L’engouement créé, quelques jeux français apparaissent : L’Ultime Epreuve (Jeux Actuels), Légendes Celtiques (Jeux Descartes), Empire Galactique (Robert Laffont). Mais si les ventes sont bonnes, elles sont faibles comparativement aux produits étrangers. Commence alors une vague de traductions (Donjons & Dragons, Appel de Cthulhu) qui n’ira qu’en s’accroissant, atteignant des sommets à l’heure actuelle. Si on fait ses comptes, il est beaucoup plus rentable (et moins risqué) pour un éditeur d’acheter un produit qui a déjà fait ses preuves, qui a une notoriété, et de le traduire, que de produire un jeu français. Voyons un peu quels sont les éditeurs et les produits qu’ils proposent (nous verrons plus loin les créateurs qui s’auto-éditent).

Gallimard

  • Traductions : Œil Noir, Pendragon.
  • Production française : néant.

En dehors d’une production discutable dans son suivi et sa méconnaissance du monde du jeu de rôle (des boîtes de jeux sans suppléments prévus), il est dommage de constater que le géant de la littérature française se désintéresse de la production nationale.

Hexagonal

  • Traductions : Bushido, Trois Mousquetaires, Jeu de Rôle de la Terre du Milieu, Battletec h .
  • Production française : néant.

Jeux Actuels

  • Traductions : Tunnels & Trolls.
  • Production française : l’Ultime Epreuve, a Compagnie des Glaces.

Des tentatives intéressantes, mais des problèmes de choix de jeux, peut-être le marketing, ont fait stagner cette maison qui aurait pu grandir.

Jeux Descartes

  • Traductions : Appel de Cthulhu, Paranoïa, Star Wars, James Bond (bientôt), Warhammer Fantasy Roleplaying Game (bientôt).
  • Production française : Légendes Celtiques, Légendes des Mille et Une Nuit, Légendes de la Table Ronde, Légendes de la Vallée des Rois, Maléfices.

Jeux Descartes est le plus gros éditeur de jeux de simulation français, et même si la série Légendes gonfle les chiffres, les produits sont suffisamment originaux pour compter individuellement. De plus, il est le seul à produire des suppléments originaux français pour des jeux américains.

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Les Elfes

  • Traductions : néant.
  • Production française : Féerie.

Des ambitions, mais souvent déçues par des problèmes financiers divers.

Ludodélire

  • Traductions : néant.
  • Production française : Miroirs des Terres Médianes.

La distribution de Rêve de Dragon a forcé la main de cet éditeur pour la publication de scénarios pour jeux de rôle. Peut-être n’est-ce qu’un début…

N.E.F.

  • Traductions : néant.
  • Production française : Rêve de Dragon.

Un bon produit, original, mais qui a souffert de la petitesse de sa maison d’édition, peu à même d’avoir seule un réseau de distribution efficace.

Oriflam

  • Traductions : Stormbringer, RuneQuest, Hawkmoon (bientôt).
  • Production française : néant.

Une jeune maison qui cherche à remplir sa trésorerie avec de bons produits avant de (peut-être) produire des jeux français ?

Robert Laffont

  • Traductions : néant.
  • Production française : Empire Galactique, Avant Charlemagne.

C’est le seul éditeur français de « renommée » à avoir fait le pari de la création française, avec une grande diffusion.

Mais il était peut-être trop tôt, au moment de la sortie d’Empire Galactique pour le proposer sous une forme de livre, dans un réseau classique.

Schmidt

  • Traductions : Œil Noir, Chill, MarveI Su per Heroes (bientôt).
  • Production française : néant.

Un éditeur d’ampleur européenne s’intéresse au jeu de rôle. L’œil Noir est un produit allemand proposé en France par la maison mère. Contrairement à Gallimard, Schmidt connaît mieux son public et ses exigences. Mais a ne semble pas se diriger vers une quelconque production française.

Transecom

  • Traductions : Dungeons & Dragons, Advanced Dungeons & Dragons, Star Frontiers.
  • Production française : néant.

Un éditeur qui ne semble pas tellement s’intéresser à ses produits, même traduits. Alors, quant à parler d’un jeu français.

On trouve donc en faisant le total : traduction : 20, production française : 11. Il apparaît que les « gros » éditeurs favorisent la traduction, et que seules les maisons qui ont des traductions acquièrent une certaine rentabilité. Serait-ce la condamnation du jeu de rôle français?

Les créateurs

Mais pour faire un jeu de rôle, il faut quelqu’un pour l’écrire. En France, vers 1982-83, les joueurs pratiquent depuis trop peu de temps pour être vraiment frustrés par les jeux existants. Aussi, presque personne ne songe vraiment à faire un jeu « original ». Mais les éditeurs français pensent que la barrière de la langue doit être abattue. Bien sûr, ils songent aux traductions, mais les Américains, avec un marché solide, proposent alors des prix bien trop élevés. C’est ainsi que les premiers jeux français seront en fait des commandes, ou des appels d’offres. « Jeux Actuels » demande à Fabrice Cayla de faire un jeu simple, d’initiation, médiéval fantastique : l’Ultime Epreuve Gérard Klein, de Robert Laffont, intéressé par la science-fiction et ces nouveaux jeux, demande à François Nedelec un jeu de space opera qui s’appellera Empire Galactique. Quant à « Jeux Descartes », il cherche un jeu d’inspiration française et se voit proposer, par une équipe de cinq créateurs, Légendes Celtiques. Ainsi, contrairement aux USA l’initiative est venue des éditeurs. Editeurs qui, au vu des résultats bons, mais insuffisants, deviendront très réticents sur la production française.

Heureusement pour nous, malgré l’invasion d’Outre-Atlantique, des joueurs ne trouvent pas « leur » jeu de rôle et se mettent à l’inventer. Mais, quand il s’agit ensuite de l’éditer, c’est une tout autre affaire. On verra donc apparaître des copains qui se réunissent pour créer une structure d’édition et produire le jeu d’un ami, ou les créateurs eux-mêmes qui s’auto-éditent. Les meilleurs exemples sont Denis Gerfaud (Rêve de Dragon) édité par la NEF, Croc (Bitume et bientôt Animonde) qui édite ses propres produits ; Nicolas Théry et Eric Bouchauc (Zone) qui créent Siroz Production pour leurs propres produits et bientôt d’autres.

Mais ces créateurs vivent-ils de leurs jeux de rôle ? La réponse est non. Le marché français est trop petit pour cela. Les plus privilégiés ont de multiples activités dans le monde du jeu, mais ce n’est pas leur invention seule qui les nourrit. Les seuls qui s’en approchent sont ceux qui s’auto-éditent, mais alors on peut dire que c’est leur métier d’éditeur qui rapporte leur subsistance. Alors créateur de jeu de rôle, un métier d’avenir ? Il ne vaut mieux pas y compter, juste y rêver.

Le Public

Mais toutes ces personnes qui jouent aux jeux de rôle, qui sont-elles ? Dans un premier temps, les amateurs avaient un certain niveau d’éducation, puisque devant connaître la langue anglaise, et se recrutaient beaucoup dans les milieux universitaires. Actuellement, cette tranche des premiers joueurs a vieilli et s’est transformée en cercles d’amis, souvent de professions libérales, ou de cadres supérieurs, qui jouent de temps en temps chez eux.

Inversement, le succès des « livres dont vous êtes le héros », des traductions françaises comme Donjons & Dragons ou l’Œil Noir, ont amené un public de plus en plus jeune et nombreux au jeu de rôle. Ils ont maintenant en majorité de 13 à 16 ans, préfèrent les jeux plus simples, avec beaucoup d’action, que les jeux d’enquête ou psychologique. Mais, de façon contradictoire, s’ils sont de vrais fanatiques, ils ne se contentent pas de trouver que tel ou tel jeu est le meilleur et unique, mais en essayent de différents. Ils sont plus jeunes, mais plus ouverts et plus critiqués.

Les structures associatives

Le jeu de rôle ayant commencé par être peu connu, propagé par une poignée de farouches prosélytes, il était naturel que se développent des structures de clubs. Ceux-ci ont idéalement pour fonction de rassembler des joueurs, de faire découvrir les jeux à de nouveaux membres, de proposer un large éventail de jeux pour aider au choix, à la variété et au plaisir.

Or, que se passe-t-il en réalité ? Lorsque le joueur solitaire entre dans un club, il se sent très souvent rejeté (« Qu’est-ce que c’est que ce type qui vient nous embêter dans notre partie ? Soyons désagréables et il partira bien vite »). Le désir de nouveauté n’est pas aussi grand qu’il le devrait, on se contente de jouer toujours et toujours aux mêmes jeux. De même, l’ambiance bon enfant est parfois gâchée par des querelles internes (« Je veux être président à la place du président »). Heureusement, il existe quand même des clubs sympathiques, accueillants, et à l’esprit ouvert.

Les manifestations

Lorsqu’un club, une association, veut se faire connaître, il ne trouve souvent qu’un seul moyen : organiser une manifestation. Et celle-ci, dans presque tous les cas, prend la forme d’un tournoi. C’est alors l’occasion d’une fête, d’une rencontre entre personnes qui vont prendre plaisir à jouer, à gagner des lots, à voir qu’ils ne sont pas seuls à pratiquer ce genre de jeux étranges. Mais le but est-il atteint ? Non !

Un tournoi n’est jamais le moyen de faire découvrir le jeu de rôle. Les visiteurs (s’il y en a) sont effarés par cet ensemble de personnes criant autour de tables d’école. Mais personne n’est là pour les guider, pour leur expliquer. Et ils repartent, persuadés que tout le monde est fou… Pire encore, le jeu de rôle n’est en aucune manière propice à la compétition. Les notes n’ont aucune signification, sont très souvent subjectives, sujettes aux influences, favorisent l’agressivité plutôt que la coopération. Et lors de la remise des prix, on se plaint toujours de la mauvaise qualité du scénario, du maître qui ne vous a pas compris et vous a mal noté, des magouilles qui font que les organisateurs ont déjà tout prévu. Même si rien de tout cela n’est vrai, c’est infiniment dommage. Il n’y a qu’à voir l’exemple du Salon des Jeux de Réflexion de l’année dernière. Des joueurs derrière des barrières que le public ne pouvait passer, un bruit assourdissant, un refus complet de perdre du temps à expliquer puisqu’il fallait « gagner à tout prix ». Du coup, les visiteurs sont repartis frustrés, mais en ayant bien apprécié les wargames avec figurines, qui sont jolis, et où les joueurs sont civilisés.

Si l’on veut faire connaître le jeu de rôle, il faut proposer des conférences pour l’expliquer aux néophytes, créer de fausses parties de démonstration pour montrer la pratique, prévoir des séances d’initiation pour ceux qui voudront se lancer. Mais évidemment, c’est beaucoup plus dur, long et ingrat. Je salue donc avec la plus grande chaleur tous les clubs qui, semaine après semaine, s’astreignent à ce sacerdoce.

Vases communicants

Notre civilisation de marketing génère de plus en plus de produits dérivés pour presque toutes les activités de loisir ou non. Un nouveau sport amènera aussitôt une ligne de vêtements « spécialement » conçus pour lui (comme un tuba, un maillet, et une plume d’oiseau). C’en est au point que ces dérivés deviennent plus rentables que le produit support.

Il en est de même pour le jeu de rôle. Un livre de règles n’est souvent pas suffisant pour jouer longtemps, il va falloir se procurer des scénarios, des suppléments donnant d’autres règles. Le cas le plus marquant est celui d’Advanced Dungeons & Dragons qui totalise un nombre de scénarios et de suppléments impressionnant.

Plus symptomatique : la figurine de plomb. Censée représenter le personnage du joueur et les monstres, elle est maintenant collectionnée pour elle-même. Des quantités gigantesques de figurines sont vendues à un public très jeune qui ne découvre qu’après que l’on peut jouer avec. La marque Citadel a même produit un jeu, a posteriori, pour permettre de jouer avec cette masse de personnages achetés. (Dans le chiffre d’affaires d’un magasin spécialisé, la figurine représente quasiment le poste le plus important).

D’autres jeux sont apparus qui revendiquent l’appellation « jeux de rôle », même s’ils n’en sont pas. Notamment quelques jeux de société avec plateau, et surtout des jeux informatiques. Heureusement, le processus fonctionne aussi dans les deux sens. Le phénomène des « livres dont vous êtes le héros », à l’origine parti des jeux de rôle pour s’en éloigner, y a amené un public jusqu’alors inconnu. Les figurines ont poussé des clients à acheter des jeux « pour voir ». Même les jeux les plus classiques ont profité du jeu de rôle. Ainsi, le célèbre « gendarmes et voleurs » de notre enfance a connu un regain par le biais du « Grandeur Nature » (aussi appelé semi-réel). Les joueurs se déguisent, prennent les rôles de personnages et agissent théâtralement dans des décors réels. Des règles dérivées des jeux de rôle simulent les aspects surnaturels de l’aventure.

Les jeux de société eux-mêmes ont subi cette influence. Nombreux sont les jeux où le joueur est maintenant un enquêteur, un chasseur de vampires, un chevalier. Bref, on ne déplace plus un pion anonyme mais quelqu’un, avec ses particularités et ses originalités.

Comme la science-fiction ou la bande dessinée, cantonnées à un ghetto et qui ont envahi les milieux du cinéma, de la presse, de la publicité jusqu’à faire partie de notre invisible quotidien, le jeu de rôle commence une entrée insidieuse et encore peu remarquée, mais pourtant très présente.

Les produits actuels

Si l’on se promène maintenant entre les stands, si l’on regarde les vitrines des magasins, que va-t-on y voir ?

Tout d’abord reprenons notre petit itinéraire dans l’histoire du jeu de rôle, que nous avions arrêté avec RuneQuest. Les éditeurs américains, toujours à la recherche de nouveautés, ont commencé à proposer des jeux de rôle ne se déroulant plus dans un monde généraliste (le space opera, le médiéval, l’épouvante) mais utilisant un univers plus petit, faisant référence à une œuvre littéraire, une BD ou un film. Ce sont l’Appel de Cthulhu, James Bond, Star Wars, etc… Cette politique va donner deux effets. Tout d’abord augmenter le nombre de produits suffisamment distincts les uns des autres, et ainsi favoriser l’achat de plusieurs jeux de rôle par la même personne. Le public va devenir plus averti et critique. Mais, de façon inverse, chaque joueur a moins de temps à consacrer à chaque jeu, il faut donc que ceux-ci soient assimilables plus facilement, que les règles soient attrayantes, efficaces et simples. On va revenir, sans toutefois l’abandonner, de la simulation vers le jeu. Mais autant la première génération des jeux de rôle était faite de règles nombreuses et d’exceptions encore plus nombreuses (sans toutefois atteindre la complexité du plus grand jeu du monde : la grammaire française), autant cette troisième génération va chercher la synthèse. On peut dater cette étape par la sortie de James Bond, avec une table unique qui permet de résoudre tous les cas de jeu.

Pour l’instant, il ne semble pas qu’il y ait (dans le grand public) de quatrième génération. Par contre, on note un grand retour des jeux de plateau, mais aux thèmes et aux mécanismes très différents de nos Monopolys classiques. On arrive en effet à une limite inhérente aux jeux de rôle : le temps d’une partie est long (4 à 12 heures). Il est donc impossible d’augmenter le nombre d’acheteurs au-delà de la limite des gens capables d’avoir cette disponibilité. Pourtant, les personnes intéressées par les thèmes, par cet aspect novateur et simulationiste du jeu de rôle, sont de plus en plus nombreuses, tout en disposant seulement d’une soirée de temps en temps. D’où cette montée du jeu en boîte, aux règles vite apprises, à la durée de partie courte, et qui pourtant amènent le joueur dans un autre monde, comme le jeu de rôle.

Coup de gueule et Nostradamus

com11-4Alors ! Alors ! me dites-vous, que nous réserve l’avenir ? Je n’en sais rien, et je voudrais plutôt vous parler du présent. Il y a des choses qui me démangent et me grattent dont je voudrais vous entretenir. Je n’engage que moi, bien évidemment, et le département d’état niera avoir eu connaissance de mes agissements, mais je profite lâchement de cette colonne ouverte pour m’épancher.

Tout d’abord, je suis fier de la production française. Au moment où on décrit le travail fait ici, où on s’extasie sur les « merveilles » américaines, il faut remettre les choses en place. L’Ultime Epreuve a été descendu en flèche à sa sortie pour n’être pas suffisamment compliqué, pour ne pas permettre assez de développement de jeu. Et aujourd’hui, on reconnaît la valeur qu’a eue pour le public (le marché, disent les éditeurs) l’initiation possible au travers de l’Œil Noir (dont il est quand même de bon ton de dire que le système « ne vaut rien »). Or quelle est la différence entre ces deux jeux : une diffusion de 100 000 exemplaires contre une de 3 000, une sortie intervenue trop tôt (avant la venue des livres interactifs). Alors que le système de jeu en était quand même bien supérieur.

De même, le jeu Empire Galactique, conçu sous une forme de livre, pour une grande diffusion, n’utilisant que des dés à six faces, pour que tous puissent y jouer sans matériel particulier, a été l’objet des critiques des « spécialistes ». On trouvait qu’un jeu devait sortir en boîte, avec des règles plus complexes et des dés spéciaux. Maintenant, Star Wars arrive, en livre, avec seulement des dés à six faces. Là encore, il était trop tôt. Et maintenant, il est peut-être trop tard (Empire Galactique paraît ces jours-ci en Livre de Poche, quel succès aura-t-il ? Le test est important pour nous tous).

Méga est le premier jeu de rôle édité sous une forme de presse populaire, avec un très grand succès. Aucune tentative de ce genre n’a eu lieu à l’étranger.

Surtout, les jeux français sont en général plus intuitifs, tournés vers l’imaginaire et l’introspection, que leurs homologues américains ou anglais. Il me semble peu probable que les Français produisent un bon jeu de super héros. Mais j’aime l’ambiance historique de Légendes, qui nous fait sentir que nous sommes dans un vieux continent ; l’aspect onirique de Rêve de Dragon, où tout n’est que rêves et reflets de rêves ; le charme, discret de Maléfices ; les rigolades débridées de Zone, les étranges sentiments d’Animonde.

Ce qui me désole profondément, c’est le manque total de politique des éditeurs français. Tout semble n’être que du coup à coup, des essais tentés à tâtons de peur de se tromper. Lorsque l’on proposait un jeu de rôle médiéval fantastique dans les années 82-83, c’était toujours la même réponse : Donjons existe déjà, pourquoi donc un jeu français ? Les Anglais ont subi pendant des années la domination des Etats-Unis, favorisée par l’absence de barrière linguale. Mais ils ont enfin réagi, ont décidé (de façon politique) de mettre en chantier leurs jeux, de les promouvoir, de les exporter, de devenir les plus grands.

Les éditeurs français attendent qu’on leur apporte les plus beaux jeux, tout faits, tout beaux, tout prêts. Et pendant ce temps, les Américains disent : donnez-nous une idée, et si elle nous semble valable, nous mettrons les hommes qu’il faut pour la réaliser. Ou encore : nous n’avons pas ce type de jeu, faisons le nôtre, mais mieux et moins cher que les concurrents.

Au lieu de quoi, les créateurs français ne travaillent pas, abandonnent le métier, dégoûtés. Pour qu’un Greg Costykian (Paranoïa, Toon, Price of Freedom, Star Wars) émerge, il a bien fallu qu’il commence par faire quelques jeux moins réussis. De même, plus un seul jeu américain n’est l’œuvre d’une personne unique. Elle est maintenant entourée d’aides concepteurs, de testeurs, de vérificateurs, etc.

Les éditeurs prospèrent (petitement mais sûrement) avec les traductions de jeux. Mais voient-ils vraiment le futur ? En 1992, les frontières européennes vont voler en éclat. Pourquoi les éditeurs britanniques laisseraient-ils faire des traductions à des Français alors qu’il leur sera si facile de le faire eux-mêmes sans problème de douane. Actuellement, les licences couvrent les pays ou les langues, mais comme d’habitude, les droits vont au plus riche. « Games Workshop » a de très grosses ambitions, ils essayent de s’implanter sur le marché américain. Mais si cela est difficile, ils ne négligeront pas non plus la France et l’Allemagne. Et s’ils proposent aux Américains d’acheter des droits pour toute l’Europe, traductions comprises, quel est le Français qui va pouvoir s’aligner ? Il nous faut une production forte, des idées, des auteurs, de l’exportation, sinon le jeu de rôle français continuera sa vie actuelle : petite.

Alors, le salut viendra-t-il des auteurs qui s’auto-éditent, qui font des efforts dans leur coin ? Je ne le crois malheureusement pas. Et pourtant… Croc, avec Bitume, a été le premier éditeur français à avoir une gamme de figurines spécialement réalisées pour son jeu (mais sa petite taille commerciale fait que les figurines ne lui rapportent rien d’autre que la gloire). Siroz Productions va vendre un pack comprenant, pour le prix d’un scénario, des règles complètes et courtes, une aventure et des personnages prétirés. Va-t-il y avoir adéquation entre une présentation « cheap » et un produit qui devrait être grand public (peut-être la quatrième génération ?) Rêve de Dragon sortira-t-il de l’ornière commerciale où il s’est malheureusement enfoncé ?

Je leur souhaite à tous longue vie et succès. Prospérité et rayonnement à notre culture française, avec pessimisme et espoir.

Par Pierre Rosenthal, initialement publié dans Chronique d’Outre Monde n°11


Illustrations extraites de l’article d’origine

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