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Créativité

Le besoin et l’enjeu (2/3)

Temps de lecture : 18 minutes

Lors du précédent article, je me suis beaucoup attardé sur les besoins auxquels un système de jeu doit répondre pour permettre à un groupe de joueurs de jouer une partie de jeu de rôle. J’ai aussi évoqué comment ces besoins sont traduits ensuite en fonctions, en solution dans le système, le moteur, les mécaniques et les règles. Toutefois, je n’ai pas encore parlé de la problématique de l’enjeu.

Pour rappel, dans ma vision de l’organisation d’un système de jeu j’inclus autant les règles formalisées (le moteur de jeu et l’univers de jeu), mais aussi le facteur de décision arbitraire et la liberté créative des participants (règles maisons, décisions sur le pouce ou vide laissé volontairement dans le système…).

Décomposition d'un système
Décomposition fonctionnelle d’un système

Remarque : alors, je voulais parler au début d’enjeu ludique. Mais, pour ne pas risquer de m’attirer les foudres des pro-forgiens et des anti-forgiens, je vais juste utiliser le terme « enjeu« .

Notez que l’univers de jeu tel que les concepteurs l’ont décrit fait parti des règles formalisées.

L’enjeu : une première définition

Un enjeu est un besoin suffisamment important aux yeux du concepteur d’un jeu pour qu’il ait jugé qu’il devait apporter une solution. Il a donc été formalisé dans le moteur de jeu par une mécanique ou une simple règle. Pourquoi le concepteur y a vu un enjeu ? Parce qu’il a jugé, lui-même, qu’il pouvait être intéressant, important, crucial ou même opportun de dépasser le simple cadre de décision arbitraire des joueurs. Bref, que pour ce sujet précis, il pouvait être intéressant ou utile de dépasser la règle 0.

Rappel de la règle 0 de Jérôme « Brand » Larré : Si vous n’avez rien trouvé de mieux et plus intéressant que laisser les joueurs choisir, n’écrivez pas de règle

Vous suivez ? S’il paraît assez évident que tous les besoins primaires sont généralement formalisés dans les systèmes de jeu, le reste va reposer sur le jugement du concepteur. Bref, si je reviens à mes histoires d’utilisabilité, il est intéressant de voir que :

  • La pertinence et la satisfaction d’une règle vont être faibles si finalement elles ne reposaient sur aucun besoin réel ;
  • Les joueurs devront compenser l’absence d’une règle qui reposait sur un réel besoin.

Ceci signifie que toute la conception d’un jeu de rôle repose sur le fragile équilibre entre formaliser trop ou pas assez de règles.

La nécessité de tout formaliser, ou pas

Soyons clairs, vouloir tout formaliser est impossible. Beaucoup de situations resteront au libre arbitre du meneur. C’est une dichotomie importante dans le discours de beaucoup de rôlistes qui se disent « contre les jeux narrativistes » et « contre les jeux twitter »1, d’un côté, ils défendent les jeux qui cherchent l’exhaustivité dans les règles, mais qui n’imposent pas la façon dont va se dérouler la partie.

La liberté créative des participants s’arrête là où ils décident de mettre en application les règles formalisées par le concepteur.

Le point de vue qui guide la formalisation dans le jeu de rôle « traditionnel » est généralement :

  • Le meneur de jeu dispose de la liberté créative et peut décider arbitrairement de l’issue d’une situation ;
  • Les joueurs respectent le cadre des règles et jouent avec les options mises à leur disposition.

Le concepteur ne peut pas forcer les participants à mettre en application les règles formalisées… il ne lui reste qu’à être convaincant sur l’intérêt à les utiliser. Ce point se retrouve beaucoup dans les PbtA où, par dans certains par l’absence totale d’explications claires des règles, rien ne permet de convaincre le meneur.

Comment choisir ce qui se formalise ?

Je ne porte pas de jugement de valeur sur le jeu de rôle traditionnel, c’est un constat qui m’amène à me dire que :

  • Tout peut être formalisé dans le système de jeu ;
  • Tout ne doit pas être formalisé dans le système de jeu.

En gros, tant qu’il y a un intérêt évident à le faire tout peut être formalisé, le tout sera d’être capable d’estimer « l’intérêt évident » et d’estime ce besoin comme suffisamment important. Peu de jeux déterminent combien de repas un personnage doit prendre par jours. Vous en connaissez un ? Oui, gagné Rêve de Dragons dès sa première édition proposait un score de sustentation aux personnages et définissait les malus inhérents à une mauvaise nutrition.

Règle que mon meneur à Rêve de Dragons n’a jamais appliquée lors des parties. Alors, cette règle reposait bien sur un besoin, mais il y avait-il un « intérêt évident » ? Le meneur avait-il raison d’ignorer et de ne pas appliquer ces règles ? L’auteur a-t-il eu raison de consacrer un paragraphe dans son jeu à cette règle ? Après un rapide échange sur Facebook, je me suis aperçu qu’une grande partie des meneurs l’ont utilisé. Pour eux, elle apportait beaucoup à l’histoire en plaçant les repas au milieu des préoccupations du groupe et non plus comme un simple compteur de rations de survie. Sérieusement, vous passeriez 10 jours à ne manger que de la viande séchée et du pain de route ?

Etude de cas, l’effet RK de Nephilim Légendes

Pour illustrer l’intérêt de formaliser quelque chose, je vais prendre l’exemple de l’effet RK dans le jeu de rôle Nephilim Légendes. Si depuis 1992, l’univers de jeu de Nephilim2 précise que les arcanes mineurs surveillent et traquent les activités occultes des Nephilims, aucune règle formelle ne venait mettre ces contretemps en jeu. Chose faite avec la cinquième édition. Si les nephilim usent et absent de leurs pouvoirs, ils éveilleront les soupçons chez les templiers locaux.

Le libre arbitrage du meneur

Avant Nephilim Légendes, ce fait est resté à l’arbitrage du meneur. Charge à lui d’estimer, arbitrairement, quelles seraient les conséquences sur les arcanes mineurs des actes occultes des personnages joueurs. Deux extrêmes peuvent arriver :

  • Un arcane mineur tombe systématiquement sur le col des personnages joueurs suite à l’utilisation trop fréquente ;
  • Pris par la gestion d’une scène, le meneur oublie l’arrière-plan et la surveillance des arcanes mineurs.

Quel parti prendre ? Le meneur peut-il décider comme ça d’un coup de tête de faire intervenir une section de templiers dans une scène où les personnages ont utilisé les arts occultes ? Le meneur ne manque-t-il pas un truc s’il ne fait pas intervenir régulièrement les templiers ? Au contraire, doit-il gérer techniquement cette surveillance avec les outils à sa disposition ou en créer de nouveaux ?

Le meneur a besoin de savoir si les nephilims ont attiré l’attention des arcanes mineurs. Pourtant, les premières éditions, si elles évoquaient ce besoin dans les règles, n’apportaient pas de réponses formelles à ce besoin.

La mécanique formalisée…

Le système de Nephilim Légendes apporte une réponse à ce besoin avec l’effet Rosenkreutz (effet RK) qui va codifier et apporter une réponse en jeu à cette surveillance par différentes règles :

  • Un score de traque qui représente les soupçons des arcanes mineurs sur les actions des nephilim qui va augmenter progressivement (et aussi diminuer) ;
  • Des conséquences aux différents niveaux de traques comme l’augmentation de deux points pour l’usage d’un effet mnémos particulier représentant la capacité de l’arcane à identifier le nephilim à partir de ses archives.

Nous sommes ici en présence d’une mécanique permettant de gérer la présence des arcanes mineurs et leur recherche active des activités occultes et paranormales dans le monde. Le meneur n’a pas à s’en préoccuper autrement puisque la mécanique va le gérer de façon stricte.

… mais pas trop quand même

Une remarque étonnante à la fin du chapitre sur l’effet Rosenkreutz dans Nephilim Légendes est que, si le meneur décide de le jouer différemment, rien ne lui interdit de ne pas respecter la règle. Aller, je me permets un troll : les auteurs n’ont pas voulu « céder aux sirènes narrativistes »3.

La mécanique proposée est intéressante, mais sa réalisation est assez décevante. Si la formalisation de l’avancée du marqueur de la traque et des efforts que les arcanes majeurs vont mener pour identifier les personnages marche plutôt bien, leur symbolisation technique est assez surprenante à partir d’un certain niveau. Au-delà de l’augmentation des points de traque plus rapide sur l’utilisation de certains talents occultes, pourquoi apporter des points de chute qui eux n’ont rien à voir avec le sujet ? Pourquoi ne pas avoir pensé à des propositions d’événements liés aux arcanes mineurs (interventions des templiers, …) ?

Où voulais-je en venir ?

En conclusion, si je ne formalise pas un besoin, c’est les participants qui devront le gérer avec leur liberté créative et leur libre arbitre. Si je formalise un besoin, une mécanique va remplacer le libre arbitre et la liberté créative. Si la formalisation n’est pas satisfaisante pour les participants, ils remplaceront vite cette mécanique par leur liberté créative et leur libre arbitre.

Et il faut garder ce postulat en tête.

[Règle 1] Un besoin non formalisé sera géré par le libre arbitre et la liberté créative. Un besoin formalisé sera géré par une mécanique et remplacera la liberté créative et le libre arbitre. Si la formalisation n’est pas satisfaisante pour les participants, elle sera remplacée naturellement et légitimement par le libre arbitre et la liberté créative.

Comprendre le lien entre le besoin et l’enjeu

Essayons de comprendre le lien entre le besoin, l’enjeu et une règle formalisée. La règle formalisée est une solution proposée par le concepteur pour assurer une fonction du système de jeu qui répond au besoin des participants. Je suis clair ?

Remarque : le système formalisé ne se limite pas aux « règles » (le moteur, les mécaniques, les règles…), mais aussi à l’univers de jeu. En fait, il regroupe toute réponse formalisée par le concepteur pour répondre à une question des joueurs. Ainsi, si on comprends que d’un point de vue de la technique, des règles encadrant le fonctionnement de la magie n’auront aucune utilité dans un univers de science-fiction hard science sans surnaturel, d’un point de vue de l’univers, une description totale des la géographie sous-marine des océans n’aura aucun intérêt si la grande majorité des récits se déroulent sur la terre ferme. Les scénarios du commerce sont aussi des éléments appartenant au système formalisé.

L’enjeu c’est donc se demander si pour un besoin identifié, une fonction est nécessaire et quelle solution y apporter. Bon, rien de bien innovant, je ne fais ici qu’une bête analyse fonctionnelle de mon système de jeu. En général, pour un besoin, une fonction y répond. Par contre, à une fonction, une pléthore de solutions peut y répondre.

[Règle 2] Une règle formalisée qui n’est pas basée sur un enjeu sera ignorée par les joueurs car elle n’apporte rien à la partie.4

L’enjeu est certes indispensable, mais il n’est pas suffisant pour être une base pour formaliser le système. Il faudra sans doute réfléchir aux contraintes liées au contexte.

Illustrons ceci avec le décompte des points de vie dans L’Appel de Cthulhu.

Rha, le méchant, il utilise encore L’Appel de Cthulhu pour dire que c’est trop nul les jeux de rôle traditionnels avec MJ ! Ben perdu, j’utilise L’Appel de Cthulhu parce qu’il parle à tout le monde et qu’il illustre parfaitement la question de l’enjeu.

Les points de vie, fonction ou solution (de facilité) ?

Remontons le problème depuis la solution, le décompte des points de vie :

Pourquoi je décompte les points de vie d’un personnage (solution) ?
Pour déterminer le niveau de santé physique du personnage (fonction).

Pourquoi je détermine le niveau de santé physique du personnage ?
J’ai besoin de connaître l’était de santé du personnage et s’il survit à une agression physique (besoin).

En l’occurrence, L’Appel de Cthulhu est un jeu d’épouvante dans un univers contemporain où un personnage :

  • peut aisément perdre la vie face à une menace surnaturelle ou suite à une blessure par balle ;
  • n’est pas un surhomme et peut perdre la vie sur une action périlleuse.

Les raisons sont suffisamment nombreuses pour que le besoin de savoir si le personnage survit à une menace physique puisse être pris en compte.

L’exemple ne tient pas, c’est un besoin primaire !

Non, je ne suis pas d’accord, ce n’est pas un besoin primaire. Il est tout à faire possible dans un jeu de rôle d’ignorer l’état de santé des personnages. D’ailleurs, certains jeux vont même jusqu’à dissocier la santé et les blessures.

Dans Breaking the Ice, aucune mécanique n’encadre les conflits physiques, le suivi de la santé physique des personnages n’a donc aucun intérêt dans un jeu de rôle qui se concentre sur une rencontre amoureuse et la relation qui suivra.

Dans Feng Shui 2, seuls quelques personnages disposent d’un compteur représentant leur santé physique, mais il n’est pas directement corrélé avec survie du personnage. De plus, les figurants sont éliminés dès qu’ils sont touchés à la convenance du joueur. Ils ne disposent donc d’aucun suivi de leur santé physique.

Dans Mouse Guard, le compteur lié aux conflits physiques (mais aussi sociaux… et bien d’autres) n’est pas compté individuellement. Il ne représente pas la santé de chaque personnage individuellement, mais l’avancée vers la victoire contre l’adversaire. Les blessures et conséquences sont aussi décorréllées de l’état de ce compteur. La santé n’est représentée que par un état (blessé, fatigué…) qui implique un malus sur la résolution de certaines actions.

Dans Fiasco, les joueurs peuvent décider de la mort de n’importe quel personnage, y comprit directement du personnage d’un autre joueur. Toutefois, le jeu n’exclue pas le joueur dont le personnage est mort qui pourra continuer à participer à la partie soit à l’aide de flashback, soit avec un autre personnage ou pas tous les moyens qui lui viennent à l’esprit pour continuer la partie.

Déterminer le niveau de santé physique d’un personnage n’est donc pas un besoin primaire. Si je gère cette question, c’est parce qu’en tant que concepteur, j’ai jugé qu’elle sera intéressante à mettre en jeu et importante pour le récit.

Ce suivi permet surtout au joueur d’avoir un indicateur pour répondre à la question : « jusqu’à où je peux encore risquer la vie de mon personnage ? ».

Les points de vie, tout le monde connait

Et puisque c’est une valeur sûre et qu’on a toujours fait ainsi depuis les années 70 alors, pourquoi se poser la question non ? Vous utilisez encore des silex pour allumer un feu ?

Je ne reviens pas sur le besoin, j’ai estimé qu’il y avait un intérêt à savoir si le personnage survivait à une agression. Mais comment le déterminer ? Le compteur de points de vie (solution) est une solution simple et rapide qui va gérer le cumul de fois où le personnage aura été touché avant de passer de vie à trépas.

Mais en reprenant directement ce concept de D&D dans RuneQuest pour qu’il finisse dans le corps du Basic Roleplaying Game et ainsi dans L’Appel de Cthulhu, je n’ai fait que transposer une solution existante dans un contexte vers un nouveau… La solution était-elle la plus adaptée ?

Sauf que D&D et RuneQuest sont deux jeux de fantasy d’aventures héroïques. Les personnages vont échanger des coups avec des monstres, braver des dangers inqualifiables et seuls les plus forts et les plus rusées en sortiront vivants. Oui, pour ces ambiances aventureuses et héroïques, pas de doute, les points de vie, ça fait plutôt bien l’affaire.

Mais L’Appel de Cthulhu est un jeu d’épouvante contemporain, loin de l’aventure et de l’héroïsme de la fantasy (sauf s’il est joué à la sauce pulps, mais ce n’est généralement pas le cas). Le besoin est là, il y a bien un enjeu à mettre en place une fonction, donc, un mécanisme permettant de le jouer. Toutefois, les armes humaines ne peuvent pas grand-chose contre les créatures du Mythe qui ont des pelletées incroyables de points de vie (sans compter leurs résistances innées aux balles, au feu et à tout un tas d’autres sources de blessures « humaines ») et peuvent avaler des dizaines de PJ par rounds de combat.

La question se pose donc, clairement. Un système plus directif aurait sans doute été mieux. Le non-affrontement devrait être souvent une option nécessaire dans une telle ambiance.

Où trouver un « enjeu » ?

L’enjeu va donc reposer sur l’identification de besoins d’apporter une réponse aux joueurs et plusieurs questionnements. Pour un besoin identifié, je vais me demander s’il est important de :

  • Correspond-il aux codes du contexte (le background) ?
  • Correspond-il aux codes du genre dans lequel je veux faire jouer ?
  • Est-ce dans mon intention de le formaliser ?

Alors, il va être assez difficile d’être précis et exhaustif, néanmoins, je vais essayer de vous transmettre quelques règles à suivre à travers différents cas pratiques pour les illustrer.

Enjeu et contexte, une évidence… encore que…

Le contexte du jeu impose généralement son lot de règles spécifiques. Je n’aurais sans doute pas besoin de me poser des questions sur la magie dans un jeu de rôle contemporain sans fantastique, alors qu’elle sera un enjeu évident dans les règles d’un jeu de rôle fantasy.

Mais tout le contexte ne va pas forcément représenter un enjeu. Il est finalement assez rare que ce seul paramètre soit intuitivement pris en compte. D’autres facteurs influence dans les choix de mettre en lumière un pan du contexte et le formaliser dans le système de jeu.

Toute la question, est-ce que tous les jeux de fantasy vont avoir besoin de mécaniques dédiées à la magie ? Pas forcément : L’Anneau Unique s’en passe très bien par exemple, alors que c’est l’un des pivots de Donjons & Dragons. Pourtant ce sont deux jeux de fantasy, mais l’un va mettre l’accent sur la reproduction5 fidèle de l’oeuvre de Tolkien (voyages, combats, diplomatie…) et l’autre tente d’être assez générique pour reproduire n’importe quel récit de fantasy où la magie est prédominante et, surtout, accessible aux héros.

[Règle 3] Il peut y avoir un enjeu à formaliser les codes du contexte, surtout si elles impactent directement tous les participants.

Alors, pourquoi n’y a-t-il pas d’enjeu à avoir une mécanique encadrant la magie dans L’Anneau Unique alors que c’est une nécessité dans Donjons & Dragons. Inaccessibilité aux personnages incarnés par les joueurs peut-être une bonne raison. Dans L’Anneau Unique et dans toute l’oeuvre de Tolkien, la magie est un acte merveilleux réservé à quelques élites (les istarii, quelques elfes…), le narrateur va pouvoir être capable de la gérer sans mécanique dédiée. Hop, règle 0.

[Règle 4] Ce n’est pas parce qu’habituellement des règles spécifiques gèrent un élément particulier d’un contexte donné qu’il est obligatoire de les formaliser systématiquement.

Les enjeux nés des codes d’un genre

Un article intéressant au sujet du genre

La première est évidente, le genre impose généralement des codes importants dans le récit. Si on arrive facilement à comprendre que le contexte détermine une grande part des enjeux d’un système donné, le genre (le genre littéraire j’entends) aussi influe énormément, voir plus. Il a malheureusement tendance à être oublié au profit exclusif du contexte ou d’une désignation « générique ». Tiramisù en parle d’ailleurs très bien dans son article Le phénomène de la carte postale (vous trouverez le lien ci-contre). Nous ne nous préoccupons rarement du genre puisque l’aventure héroïque est un genre prédominant dans le jeu de rôle.

Par exemple, si vous concevez un jeu de rôle contemporain (contexte) d’espionnage (genre), il est évident que des scènes de combat à l’arme à feu (enjeu « contexte ») réaliste (enjeu « genre ») vont s’y dérouler. Elles devront être énergiques et mortelles (enjeu « genre »), y comprit pour les personnages principaux de l’histoire. Un jeu de la vaine d’Indiana Jones serait du contemporain (contexte) d’aventure (genre).

Et il va encore critiquer D&D !

Revenons à notre histoire de points de vie. Gary Gygax avait expliqué qu’ils représentaient la capacité d’un personnage à résister à la douleur et à encaisser les coups jusqu’au coup fatal. Ils progressent d’un niveau à l’autre, le niveau représentant l’héroïsme du personnage et sa légende. Logique ? Oui, parce que nous sommes dans un contexte de fantasy et dans le genre aventures héroïques. Le personnage va petit à petit devenir un héros légendaire.

[Hit points] “reflect both the actual physical ability of the character to withstand damage─as indicated by constitution bonuses─and a commensurate increase in such areas as skill in combat and similar life-or-death situations, the ‘sixth sense’ which warns the individual of otherwise unforeseen events, sheer luck and the fantastic provisions of magical protections and/or divine protection.”

Gary Gygax, Dungeon Master Guide 1st Edition

Héroïque et Fantasy

Dans les premières éditions de Donjons & Dragons, les points de vie augmentaient jusqu’à un niveau donné, pour un guerrier par exemple, jusqu’au niveau 9, il gagnait 1D10 points de vie par niveau… Le personnage était aussi un gros tank qui disposait d’un bonus de 2 points de vie par niveau, il totalise donc en moyenne 65 points de vie au niveau 9. Il va pouvoir subir 22 coups d’épée courte (3 de moyenne de dommages) avant de mourir. Normal, j’imagine tout à fait ce combat épique entre le héros et quatre sicaires engagés par un sorcier maléfique qui a vu dans une vision qu’il allait contrecarrer ses plans. Je suis dans le pulp d’héroïc-fantasy, de l’action, de l’aventure et des scènes héroïques où n’importe qui d’autre aurait passé de vie à trépas en moins d’une phrase.

Gygax Gangsta’ style

Le D20 System m’a vite poussé dans les années 2000 a abandonner un grand nombre d’autres jeux. Je venais d’entrer dans la vie active, d’avoir mon premier enfant… Bref, moins de temps pour apprendre de nouveaux systèmes et pour tous les jeux héroïques, je faisais jouer en D20.

Et là, révélation, je découvre D20 Modern qui allait peut être me permettre de jouer avec ce même système à des jeux contemporains et de science-fiction… Oui… Mais non. J’ai même tenté, quelle horreur cosmique, du Cthulhu D20.

Imaginons, je veux faire jouer dans une ambiance assez moderne et gritty des gangsters sans aucune touche de fantastique. Donc un Strong Hero gagne 1D8 points de vie par niveau, et 8 au premier. Avec un bonus de +2 en constitution, il atteint dès le niveau 1 10 points de vie. Un MP5 fait 2D6 de dommages, soit une moyenne de 6, déjà, rien qu’au niveau 1, mon personnage va survivre à sa première balle… mais après quelques aventures, des points d’expériences et 3 niveaux en plus… il va pouvoir en encaisser bien plus avec ses 28 points de vie (moyenne de 4 au dé et +2 de bonus de constitution)… Le genre « gritty » va vite prendre un sale coup !

Et donc, l’enjeu ?

Je viens de démontrer que D20 Modern, comme Chroniques Oubliés Contemporain, ne sont pas des jeux de rôle génériques contemporains, mais des jeux de rôle d’aventures héroïques contemporains. La nuance peut paraître un détail, mais elle est importante si on décide d’utiliser ces jeux pour un autre genre.

Ils ne peuvent donc pas s’adapter à tous les genres puisque les solutions retenues pour répondre aux besoins courants identifiés comme des enjeux correspondent aux codes des aventures héroïques.

Avec, je pourrais par exemple faire une aventure Lovecraftienne pulpesque avec des courses poursuites, des combats à la Thompson contre d’odieux cultistes avant une scène finale où les PJ dynamitent une créature du mythe. A l’inverse, ces systèmes sont très peu satisfaisant pour jouer de l’enquête, des situations réalistes ou des scènes de terreur. Comment terrifier le personnage d’un joueur capable de réduire à néant la menace devant lui ? Ce problème existait déjà avec Ravenloft pour les mêmes raisons.

[Règle 5] Les codes du genre sont aussi importants que les codes du contexte. Les codes du genre peuvent même aller à l’encontre des codes habituels du contexte.

Des codes et des enjeux différents

Les codes d’un genre ne vont pas définir les mêmes enjeux qu’un autre pour un même contexte. Par conséquent, le concepteur devra prendre en compte les éléments suivants :

  • Certains besoins devront être impérativement couverts
  • Certaines contraintes imposeront des solutions plus que d’autres

Sans entrer dans le détail des genres et de leurs codes (qui fera l’objet d’un futur article), voici quelques pistes pour vous aider à décider de sur quoi il y a un enjeu :

  • Aventure héroïque : les personnages sont des héros capables de survivre à des dangers imprévisibles ; la vie des héros est continuellement mise en danger.
  • Action : les combats doivent être rapides et violents ; une certaine technicité dans le combat doit exister.
  • Enquête : le moteur doit mettre en jeu la collecte d’indice par les personnages ; les interactions sociales doivent être efficacement mesurées.
  • Horreur : le personnage ne doit pas pouvoir agir librement en situation de stress ; l’équilibre mental doit pouvoir être géré dans la mécanique.

Nous retrouvons ici toute la différence entre :

  • Donjons & Dragons ses points de vies massifs au fil de la progression par niveau permettant de jouer dans un contexte de fantasy et un genre aventure héroïque ;
  • Cyberpunk 2020 ses combats expéditifs à l’arme à feu où seul le cyberware va être un facteur déterminant pour jouer dans un contexte de science-fiction et d’un genre action/enquête ;
  • RuneQuest qui impose de faibles points de vie localisés rendant le personnage vulnérable quel que soit son expérience pour jouer dans un contexte de fantasy et d’un genre action/aventure.

Choisir ses propres enjeux

Au-delà du contexte et du genre, le concepteur a quand même son mot à dire sur ce qu’il estime être un enjeu ou non. Si un jeu de fantasy va sans doute nécessiter de formaliser quelque chose pour gérer le surnaturel (contexte), que les personnages héroïques qu’il propose d’incarner doivent être capables d’agir comme des surhommes (genre), il reste encore beaucoup de décisions et d’orientations à prendre. Qu’est-ce qui fait qu’il va être intéressant de gérer de la précision dans la description de l’équipement du personnage ?

La question qui se pose finalement : « qu’est ce que je veux proposer comme jeu ? », voire, « qu’est ce que mon jeu apporte d’intéressant par rapport aux autres ? » ou encore « qu’est ce que je veux que mon jeu raconte aux participants ? ». Voici donc de nouvelles sources d’enjeux !

S’écarter du sentier tracé par le contexte et les codes

Si je ne fais que puiser mes sources d’enjeux dans le contexte et les codes des genres, je me retrouve vite à écrire un énième jeu déjà joué. C’est un problème qui est régulièrement porté par les moteurs génériques, dédiés à un genre, applicables à différents contextes, ils donnent une impression d’uniformité même lorsque l’univers change. La carte d’un univers de fantasy de Donjons & Dragons à l’autre peut être différente, l’histoire du monde aussi, les peuples fantastiques porter des noms différents, mais ça reste le même jeu.

Je reviens à mes deux exemples du début de l’article : la sustentation dans Rêve de Dragons et l’effet RK de Nephilim Légendes. Ces deux mécaniques ressortent à la fois du contexte et du genre, mais, intuitivement, elles ne paraissent pas indispensables à la partie. Pourtant, les concepteurs de ces jeux ont souhaité mettre ces situations en lumière :

  • Les personnages de Rêve de Dragons sont des voyageurs qui errent dans un rêve. Ils vivent au jour le jour sur les routes et d’un rêve à l’autre, la nécessité de se nourrir peut devenir l’enjeu de l’aventure… Si les personnages sortent des brumes dans un désert ?
  • Les personnages de Nephilim : Légendes sont traqués par de nombreuses sociétés secrètes qui surveillent activement leurs faits et gestes. A quel moment vont-ils attirer leur attention ? Quels pièges ésotériques sont en place en prévision de leur présence ?

Ces deux exemples correspondent bien à une intention du concepteur de formaliser la réponse à ces situations afin de proposer aux participants un cadre de référence. L’effet RK permet donc de déterminer si les nephilim ont été suffisamment discrets et d’apporter une réponse à cette question.

[Règle 6] Le concepteur va pouvoir identifier lui-même des éléments qu’il souhaite mettre en valeur dans le jeu, car ils apportent une réponse à une situation suffisamment importante pour l’histoire (mise en scène de rebondissements, évolution du monde…), pour les personnages (facultés, diversité de choix…) ou pour les joueurs (défi, stratégies…).

Et ça ne s’applique pas qu’au moteur de jeu, la formalisation du contexte du jeu est impactée par ces choix. A quoi bon décrire dans le détail le fonctionnement d’une guilde de voleurs dans un monde de fantasy si celle-ci n’a aucune influence directe sur les personnages ou l’histoire ?

Ambition, intention, formalisation

Dans cette table ronde, Romain D’Huissier illustre les notions d’ambitions et d’intentions avec les jeux Star Wars de FFG.

Si je remonte encore d’un niveau la conceptualisation du jeu dans l’esprit de son concepteur, je vais arriver à une idée très simple de ses intentions que j’appelle l’ambition. Cette idée est trop imprécise pour être le seul fil directeur de la conception du jeu, mais elle donne la première orientation autour de laquelle tout va être brodé. Le concepteur doit pouvoir expliquer son jeu en une phrase.

Par exemple : « les joueurs incarnent des héros des peuples libres quelques années après la bataille des Cinq Armées dans l’univers de la Terre du Milieu de Tolkien ».

Avec cette simple idée, on pourrait tout autant écrire JRTM que L’Anneau Unique.

Les intentions vont donc être une première traduction de ce que le concepteur souhaite faire dans son jeu à partir de cette ambition. Ces intentions seront la source d’enjeux qui seront eux-mêmes traduits sous forme de mécaniques formalisées dans le système.

Les intentions qui découlent de mon exemple pourraient être les suivantes : « les affrontements doivent être héroïques pour faire ressortir le caractère exceptionnel des personnages », « les négociations et les rencontres, même amicales, prennent une place aussi importante que l’action » et « les voyages doivent être une source d’aventure et de rebondissement mettant en oeuvre les compétences des personnages ».

Si je suis ces intentions, j’écrirais L’Anneau Unique.

[Règle 7] Le concepteur doit être capable de décrire son jeu en une phrase à partir de laquelle il va pouvoir ensuite clarifier ses intentions qui seront à la base des enjeux spécifiques à son jeu de rôle.

Y’a plus qu’à !

Pour résumer,

  • Ambition : c’est ce que le concepteur du jeu veut faire, elle doit pouvoir se résumer en une seule et unique phrase ;
  • Intention : c’est ce que le concepteur va mettre en lumière dans son jeu, les choix d’orientation qu’il retient pour définir ses enjeux ;
  • Formalisation : ce sont les éléments du système qui traduisent formellement les enjeux issus des intentions, du genre et du contexte.

[Règle 8] Les enjeux issus de l’intention seront toujours supérieurs aux enjeux issus du genre qui sont eux-mêmes supérieurs aux enjeux issus du contexte.

La suite !

Dans la suite de l’article, je vous propose une réflexion concrète sur deux points de règles généralement présents dans les jeux de rôle (l’équipement et la localisation de coups) et une description de la méthode que j’utilise pour identifier et retenir les enjeux.


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  1. terminologie que j’ai lu sur les réseaux sociaux pour désigner les jeux de rôle avec peu de règles en reprenant l’image des messages courts de Twitter
  2. par contre, je ne peux pas juger avec la troisième édition que je n’ai pas lu
  3. dixit, le manuel Nephilim Quintessence à la page 115.
  4. je suis assez radical dans le « rien », préférez plutôt « très peu à la partie », mais on va laisser « rien » dans la règle pour que ce soit bien marquant.
  5. J’aurais pu sans doute écrire « simuler », mais je vais tenter de maintenir la chasse à tout terme LNSisant
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