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Magie en jeu de rôle (2/2)

Temps de lecture : 9 minutes

Après avoir considéré quelle place la magie peut occuper dans un système et comment elle peut s’articuler dans une mécanique de jeu, ce qui, en soi, fixe un certains nombre de faits relatifs à l’univers de jeu, il convient de déterminer la place que les pouvoirs magiques ont ou devraient avoir dans un monde de fantasy en fonction de ce qu’on désire en faire.

Comment servir l’univers de jeu ?

On ne devrait pas sélectionner un fonctionnement de la magie et un système pour le mettre en œuvre sans penser à ce que cela signifie dans l’univers de jeu. Tout le problème est de savoir si c’est la magie qui façonne votre univers et les cultures qui en usent ou si ce sont ces cultures et cet univers qui définissent l’usage de la magie.

Magie fondatrice

Dans un univers générique tel qu’il est proposé dans Donjons & Dragons, l’existence d’un nombre fini de pouvoirs magiques a tendance à mettre en place un précédent fondateur. Même si la fréquence des pouvoirs magiques reste un critère important pour décider à quel point le monde est impacté par l’existence de la magie, elle semble assez facile d’usage pour conclure que les sociétés sont structurées en tenant compte de ce facteur. Plus précisément, quelqu’un se sera nécessairement posé la question de l’emprisonnement d’un mage qui maîtrise le sort « ouverture » ou de l’intérêt de défendre une ville de murailles quand l’adversaire dispose du sort de « vol« . Le moindre effet magique questionne tout ce qui nous semble acquis, précisément parce qu’il faut les transposer dans un univers où la magie les remets en cause, comme le transport des choses lourdes quand on dispose d’un disque lévitant, la nécessité de transporter certains accessoires quand on dispose d’un sort permettant de les créer ou de les invoquer, voire la question du voyage quand on peut se téléporter.

Si l’on dispose d’un univers et d’un système de magie qui n’ont pas été pleinement pensés ensemble, ces questions pourront resurgir au plus mauvais moment. À l’inverse, si l’on sait ce que la magie permet de réaliser et sa fréquence d’utilisation, il y a tout intérêt à ce que l’univers ait été construit en parfaite connaissance de cause. Cette perception permet de considérer plusieurs modes de mise en œuvre.

Modèle socioculturel dépendant

Le catalogue d’objets magiques d’Aurora qui vous téléporte vos achats partout dans les Royaumes Oubliés !

Ce travail est évidemment le plus long. Réfléchir à l’implication de l’existence de chaque effet en fonction de sa disponibilité et sa fréquence dans l’univers va prendre beaucoup de temps, même pour la plus anodine des magies. Par exemple, un effet magique permettant de produire un éclairage équivalent à celui d’une torche, s’il est très répandu, va avoir un impact sur la façon dont les populations s’éclairent la nuit ou dans les lieux clos. Cela aura une incidence sur le marché des combustibles (ou plutôt sur le fait que celui-ci ne se soit historiquement peu ou pas développé), mais également sur les risques d’incendie. S’il existe des éclairages publics, ils seront peut-être gérés par la magie. Ce seul exemple suffit à se questionner sur beaucoup d’éléments de la vie quotidienne et est loin d’être représentatif de toutes les différences de ce monde imaginaire par rapport à notre propre norme. Par ailleurs, il faut penser les choses de façon plus globale et faire de la lumière n’est sûrement pas le seul effet disponible. La combinaison de plusieurs d’entre eux peut donc conduire à un redéfinition complète de la vie courante.

Penser une culture en fonction de ce que l’usage courant de la magie a pu faire d’elle est assez délicat. Il est aisé d’oublier un cas de figure et de se le voir rappelé en jeu par un joueur ayant pensé à un usage ou une implication qui n’a pas été préalablement questionnée. Autrement dit, cette façon de concevoir les univers est la plus casse-gueule. On peut y introduire une marge de tolérance ou des artifices permettant d’expliquer telle ou telle exception lorsqu’elle se présente, mais chacune d’elle affaiblit le concept de départ.

Par exemple, si vous n’avez pas imaginé qu’une magie de transmutation de pierre en boue puisse servir « d’arme de siège », la plupart des places fortes de votre monde seront alors vulnérables à ce seul effet si elles sont faites en pierre. Cela aurait dû probablement engendrer la création de forteresses de métal ou de bois ou bien cela suppose d’avoir enchanté tous les matériaux pour les rendre impossible à transmuter.

Impact minimisé

Disposer d’une magie fondatrice mais peu fréquente peut grandement simplifier les choses et c’est un parti pris souvent rencontré dans les jeux. On considère que la norme est proche de la vie terrestre et que la magie est trop peu fréquente pour changer le mode de vie du commun. Cela dit, en pareil cas, la magie devient donc une forme de pouvoir particulièrement prisée par les puissants du monde. Qu’ils en soient ou non dépositaires, ils voudront en disposer pour asseoir leur domination et se préserver de ceux qui possèdent le même genre de pouvoir et d’ambition. Les rapports de force seront donc indexés sur la rareté des pouvoirs magiques. Cette remarque vaut pour n’importe quel type de pouvoirs ou de technologies capables de modifier l’équilibre des forces géopolitiques en présence.

Le Ministère de la Magie dans Harry Potter impose des règles très strict pour maintenir le secret magique (Photographie extraite des films – propriété de Warner Bros)

Si les PJ sont des utilisateurs de magie dans un monde où elle est aussi rare que prisée, ils auront tôt ou tard l’occasion d’être des gens importants, soit important pour ceux qui veulent le pouvoir et le conserver (donc qui voudront s’en faire un allié ou un ennemi selon le cas), soit important parce qu’ils profitent de leur nature pour faire valoir leurs propres ambitions (ce qui fera d’eux l’ennemi de ceux qui ont les mêmes ambitions). Dans un tel contexte, ceux qui ont le pouvoir se distinguent clairement du commun des mortels.

Un monde bâti sur ce postulat comme peut l’être le Monde des Ténèbres de White Wolf voit les Mages, les Vampires et autres Loups-Garous vivre cacher et tirer les ficelles en coulisse. La population « normale » est bien trop nombreuse pour être maîtrisée si elle venait à avoir conscience de la menace représentée par les êtres de pouvoir. Certaines factions de ces mortels, conscient de leur existence et pourtant incapable de convaincre l’humanité de la réalité du monde, ne sont pas forcément démunie pour autant et se livrent à une guerre secrète contre ces entités pour lesquelles la seule solution pour exister est de dominer ou de se cacher. C’est sans doute une vision extrême de la présente proposition mais si l’on considère les travers de la nature humaine et la nature dangereuse et prédateur (pour certains) des « monstres », elle est inévitable. Elle dépendra essentiellement de la proportion des gens de pouvoirs dans la population et moins ils seront nombreux plus ils seront exclus.

Magie reniée

Une autre façon d’opérer consiste à faire de la magie un acte fondateur oublié dont il ne reste quasiment aucune trace dans le contexte de jeu. De fait, la magie offerte aux PJ n’est pas comparable à celle, ancienne et mythique, qui a forgé le monde. Cette solution affranchit le concepteur de devoir justifier de l’existence de formes de magie ou de phénomènes exceptionnels attendu qu’ils sont issus d’un autre âge. Indirectement, cette puissance peut faire l’objet d’une quête ou d’une aventure dans laquelle il faudra soit la domestiquer soit la détruire.

Ce concept peut même être poussé plus loin en considérant qu’il n’existe plus aucune forme de magie à part celle qui a forgé le monde et ses phénomènes. De fait, les personnages ne sont exceptionnels que dans la mesure où ils sont capables de la comprendre et d’en domestiquer certains aspects sans que cela ressemble en quoi que ce soit à des pouvoirs surnaturels. Dans ce cas de figure, l’élaboration d’un système de magie n’a que peu de sens. Du reste, un monde ayant été ainsi créé ne véhicule plus que des mythes et des croyances à propos de ces anciennes puissances dont elle put garder la trace dans différents cultes et religions mais n’ayant pas formaté la société autrement que par ce biais.

C’est de cette façon que l’on peut voir la Terre alternative proposée dans l’Appel de Cthulhu où l’usage de magie est à la fois rare, dangereux et loin de refléter la puissance des forces occultes qu’elle côtoie. Les entités qui se sont disputées la planète Terre bien avant que le singe n’apparaisse n’ont laissé que des mythes et des légendes impies que seuls les plus fous peuvent croire et que seuls les plus déterminés d’entre eux peuvent rendre réels. Aucune magie n’est en mesure de retenir ou de dominer ces forces antiques.

Magie naissante

Il est intéressant de prendre le contre-pied du point précédent et de mettre en avant l’idée d’une magie qui reste à découvrir et qui n’a donc pas contribué à forger le monde et ses cultures tels qu’ils existent. En pareil cas, les PJ sont assez souvent les dépositaires de ce don particulier ce qui fait d’eux le centre de l’attention de leurs compatriotes contemporains. Du point de vue du concepteur, c’est une approche bien plus pratique. Il n’a pas à penser aux conséquences de la présence d’une magie dans un monde qui ne la connaît pas. S’il doit proposer des pistes pour indiquer quel genre d’influence pourrait avoir cette découverte dans son univers de jeu, tout est à faire et les joueurs sont censés y contribuer grandement.

L’avènement du surhomme

L’apparition d’une forme de magie là où elle n’existait fait de ses dépositaires ce que l’on qualifie de surhomme. Doué de pouvoirs au-delà de la norme, le mage (l’analogie avec le super-héros est tout à fait à propos) surpasse ses congénères et suscite des réactions hors norme dans la société qui l’a vu naître. Le pouvoir magique redéfinit la notion de puissance qui ne se trouvent plus nécessairement dans les mains du plus riche, du plus influent ou du plus fort, lesquels peuvent se tourner vers le sur-être pour s’en faire un allié… ou un ennemi si son élimination est la seule manière de préserver leur suprématie (ce qui peut conduire à rejoindre le cas de figure décrit plus haut dans les impacts minimisés d’un univers fondé sur le magie).

Paul Atréide, sera-t-il le Kwisatz Haderach, le sur-homme capable d’être partout dans l’univers en tout instant ? Photographie extraite du film Dune de David Lynch

Si les PJ (et sans doute quelques PNJ) sont les nouveaux dieux de cet univers, il y a fort à parier que leurs pouvoirs leur permettent de dépasser le stade naturel d’évolution de leurs congénères. Du point de vue d’un système de jeu, cette distinction pourrait déjà figurer dans le cœur du système avant même de considérer le moindre système de magie. Tout dépend comment ces capacités se manifestent. Dans tous les cas, le pouvoir magique en lui-même n’est pas imaginable par le commun des mortels, ce qui fait qu’il surprend et rend inefficace un grand nombre de mécanismes mit en place par la société pour, par exemple, se protéger des intrusion, emprisonner les hors-la-loi, garder des secrets, préserver son magot, etc.. C’est moins sur la limites des capacités que sur leur impact dans la société qu’il faudra considérer les différents pouvoirs magiques.

La plupart des jeux mettant en scène des super-héros ou des mutants adoptent ce point de vue. Leurs mondes s’adaptent à l’apparition croissante de phénomènes hors normes qui ne sont que des exceptions dans un paysage d’une normalité séculaire. Les gouvernements prennent des mesures tant pour protéger leur société civiles des exactions des gens de pouvoirs que pour en chercher l’éventuelle exploitation dans le cadre local ou international. Les questions éthiques et morales restent posées et sans réponses et l’opinion publique peut avoir une large incidence sur l’évolution de la situation.

Chaos total

La naissance d’une forme de pouvoir magique dans au sein de l’entièreté d’un peuple aurait tendance à retomber dans les mêmes considérations que le modèle sociologique dépendant de la magie fondatrice, à ceci près que toute la société verrait ses valeurs et son organisation remise en question par l’apparition de ces capacités. Il en découlerait sans nul doute un bouleversement tel que rien ne pourrait plus fonctionner « comme avant ». Si une telle hypothèse met l’ensemble des membres d’une culture sur un pied d’égalité définissant les PJ comme des gens du peuple, il y a fort à parier qu’il en résulterait un effondrement sociétal et un chaos sans nom.

N’importe quel système de magie peut ici faire l’affaire avec le net avantage de ne pas avoir à se limiter de quelque façon que ce soit. L’univers de jeu devient un terrain particulièrement chaotique dont l’évolution est imprévisible et dont les frontières sont et doivent rester floues. Peu importe la puissance qui sera données aux pouvoirs dans la mesure où leur impact sur le monde sera évalué dans le contexte. C’est un modèle favorable aux scénarios/campagnes bac à sable. Néanmoins, dans un tel système, les limites devraient être les mêmes pour tous pour garantir que certains PJ ou PNJ prennent une orientation que personne d’autres ne pourraient suivre, imposant au monde de jeu d’avoir des surhommes parmi les surhommes. Une telle situation aurait pour effet de recréer une hiérarchie purement liée aux pouvoirs magiques.

Le cas des univers émergents

Avec les jeux à univers émergent (comme ceux Powered by the Apocalypse) la question de la place de la magie dans l’univers de jeu peut s’avérer épineuse. En réalité, l’univers émergent n’est contraint de se raccrocher à aucun des modèles évoqués ci-dessus. Par nature, il ne le pourra pas. Ce qui est introduit dans la fiction par les interactions des joueurs autour des actions de leurs personnages ne se soucie pas des « pourquoi ». Même si un jet réussi de « étaler sa science » donne au MJ (ou au joueur) le pouvoir d’y répondre, la réponse est et demeure un point de vue auquel personne, pas même le MJ, n’est tenu d’accorder du crédit.

Cela dit, même un univers émergent peut s’appuyer sur une base de faits pré-établis et donc imposer une certaine direction à l’ensemble. Il n’est toutefois pas dans l’intérêt de la pratique de ces jeux que de figer trop d’éléments à l’avance, précisément parce que le concept même du système s’y oppose. Le plus souvent, les univers émergents où la magie est présente, quelle que soit sa forme, tendront à évoluer vers les univers de magie fondatrice à impact minimisé avec un risque croissant d’y voir apparaître des paradoxes insolubles. Le fait est que si l’on reste accroché aux principes de la mécanique de jeu et que les fondements de l’univers n’ont jamais besoin d’être expliqués, alors l’idée même d’établir une cohésion d’ensemble n’a pas de sens et le risque de voir émerger des contradictions fortes est minimisé.

Conclusion

Toutes ces propositions et considérations ne sont pas exhaustives, mais elles ont pour but d’expliquer que la gestion d’un ensemble de pouvoirs hors normes dans un univers n’est pas sans conséquences, ni sur la structure de l’univers de jeu lui-même, ni sur l’ensemble des règles mises en place pour les cadrer et les simuler. Opter pour l’une ou l’autre des méthodes ou combinaisons ne devrait pas être un choix laissé au feeling ou au hasard. Il y a de véritables enjeux de cohésion, de viabilité et de jouabilité derrière pour ceux à qui ça importe.


Illustration : Couverture des Carnets d’Elminster (Ad&d2/TSR) par Fred Fields (1994)

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